Douce mécanique du hasard

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Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir de l'inattendu. En effet, au zénith de l'automne littéraire, tandis que les best-sellers, les livres de cuisine et les guides de remise en forme envahissent tel un lichen les étagères des libraires, j'aurai goûté au plaisir de dénicher au hasard d'une allée deux des trois romans dont il sera question dans cette ultime chronique de l'année 2007: L'Histoire incroyable d'un crâne de Giuseppe Bonaviri et La Mécanique du cœur de Mathias Malzieu. Et comme nous vivons une époque moderne (et formidable, paraît-il), le troisième, La Petite Fille silencieuse de Peter Høeg, attendait patiemment que je clique dessus au détour d'une adresse URL, quelque part sur le serveur du site Web des éditions Actes Sud. Sans cette rencontre virtuelle fortuite (je n'attendais plus cet écrivain depuis quelques saisons déjà), le pauvre bouquin aurait attendu le jour du retour dernier, écrasé sous le sourire en 32 exemplaires de Chantal Lacroix.

Clonerie
Avant d’être interpellé par la couverture de son dernier opus, avec sa radio-graphie en négatif d’un crâne humain rosé sur un fond de tapisserie fleurie d’un bleu ravissant, je ne connaissais Giuseppe Bonaviri que de nom. Le vénérable écrivain âgé de 73 ans a pourtant à son palmarès de nombreux bouquins dont le Seuil, Denoël et Gallimard se sont partagé la publication en français. Son dernier récit, articulé autour d’une délirante entreprise de clo-nage humain à partir d’un crâne de soldat déniché en Égypte, d’une fleur et d’un oiseau, frappe d’abord par son exubérance, un trait littéraire que partagent nombre d’auteurs italiens, de Calvino à Benni en passant par Baricco. Si l’on suit avec curiosité les aventures d’une scientifique, nommée Iside, fascinée par sa découverte, on s’attarde plutôt aux trappes qu’a semées Bonaviri au fil du texte comme autant de chutes métaphysiques dont on se relève étourdi, ivre de mots choisis avec délicatesse. Entre science-fiction, conte fantaisiste ou fantastique et mythes anciens, le livre de Bonaviri se révèle un joyeux fourre-tout qui, non content de semer doutes et merveilles dans l’esprit de son lecteur, espère tisser une réflexion cohérente sur les liens qui unissent le corps, le cœur et l’esprit. « Espérer » est le mot juste, puisque tous ne se laisseront pas porter par la langue riche et touffue à l’extrême de l’Italien qui, au détour des pages, pêche quelquefois par excès de lyrisme ou de fugues stylistiques emportées. Le surréalisme en littérature, c’est comme la soupe, parfois ça colle au fond. Mais le parfum demeure. Les souvenirs et les illuminations aussi.

Le cœur révélateur
Puisqu’il est question de souvenirs, j’en garderai de très tendres de ma lecture de La Mécanique du cœur, court et intense roman de Mathias Malzieu, connu surtout comme étant le chanteur du groupe français Dyonisos. En jetant un œil sur le livre, intrigué par l’illustration représentant un gentleman en habit qui se fait remonter, littéralement, le cœur par une jolie dame, j’appris que le monsieur en était à sa troisième publication et, après quelques recherches, découvert que son précédent ouvrage, Maintenant qu’il fait tout le temps nuit sur toi (joli titre!), avait été fort bien accueilli. Il n’était donc pas qu’un autre ajout à la confrérie des chanteurs et chanteuses ayant un jour décidé de faire le saut (le plongeon?) littéraire et de prendre la plume, comme Brigitte Fontaine ou Nicolas Sirkis, du groupe Indochine. Car Malzieu a de la verve et une imagination qui, bien que s’abreuvant essentiellement à même le renouveau récent de l’esthétique gothique et aux univers proches de ceux de Tim Burton, n’en demeure pas moins attachante.

Tout commence par un accouchement à Édimbourg en 1874, par une journée pas comme les autres : le «jour le plus froid du monde». Victime de la chute meurtrière du thermomètre, Jack, le petit garçon, perd son cœur, qui se brise et doit être remplacé par une horloge. Toutefois, pour survivre, Jack devrait être remonté une fois par jour. Les jours passent ainsi jusqu’au moment où il croise Miss Acacias, qui disparaît aussitôt. Il partira donc à sa recherche à travers l’Europe en risquant gros, puisque s’il tombe amoureux, la grande aiguille des heures transpercera sa peau et la mécanique de son cœur sera brisée. En conteur habile, Malzieu jongle avec les références, les clins d’œil à la littérature gothique ou aux balbutiements du cinéma. L’ensemble respire un bonheur de raconter qui se transmet aisément et, si on doit laisser de côté quelques rouages et artifices usés, il n’en demeure pas moins que La Mécanique du cœur reste un conte pour adultes d’une grande beauté, un hymne au respect de la différence et, par-dessus-tout, une formidable fable pétrie d’amour et d’humour vieillot. Pour les curieux, sachez que le dernier album de Dyonisos sert de trame sonore au roman et que le premier extrait, Tais-toi mon cœur, n’est pas mal du tout. On peut visionner le clip sur le site du groupe (tous comprendront l’affinité avec La Mariée cadavérique ou L’Étrange Noël de Monsieur Jack) ou sur cet immense déversoir de pixels animés qu’est YouTube.

Le mystère Høeg
Avec La Petite Fille silencieuse, l’écrivain danois Peter Høeg brise un long silence littéraire de dix ans. Et comme le silence attire le vacarme des rumeurs, on a raconté bien des choses sur l’auteur de Smila et l’amour de la neige. Qu’il vivait en ermite et refusait tout contact avec le monde extérieur, qu’il avait été interné… Bref, on attendait de pied ferme l’écrivain qui, avec La Petite Fille silencieuse, ne déçoit pas, même si encore une fois, ce sont les idées qui entourent la colonne vertébrale du récit qui fascinent plus que le reste. L’artiste de cirque Kasper Krone possède le don particulier de percevoir la musique propre à chaque individu. Un jour, on lui demande d’aider une petite fille, KlaraMaria, réfugiée dans son silence. Or, celle-ci se dérobe et Krone, obsédé par son mystère, la pourchasse à travers un dédale d’endroits suspects et de départements ministériels obscurs. Pas de doute, on est bel et bien chez Høeg, là où les femmes tombent amoureuses de singes et où l’interrogation sur les questions des rapports entre l’homme et la nature ou l’invisible sont abordées de délicate et d’originale façon.

Mais aussi musical soit-il, le dernier opus de Høeg n’est pas pour autant aussi harmonieux qu’on le désirerait. Parfois, la mesure fait défaut et, malgré la séduisante étrangeté qui enveloppe les lieux traversés par ce clown à l’oreille trop fine, la tentation d’accélérer le tempo nous taraude. On restera donc avec, entre les deux oreilles, la douce impression d’avoir entre les mains un roman dont les multiples interrogations forment l’essentiel d’un propos flou mais néanmoins curieux. Une mécanique romanesque, même bien huilée, obéit souvent à un mouvement difficile à saisir. Et quand enfin on en comprend les rouages, seulement alors on comprend le prodige qui se trame dans les crânes des écrivains. En silence, bien entendu.

Bibliographie :
L’histoire incroyable d’un crâne, Giuseppe Bonaviri, Seuil, coll. Cadre vert, 188 p., 31,95$
La Mécanique du cœur, Mathias Malzieu, Flammarion, 180 p., 34,95$
La petite fille silencieuse, Peter Høeg, Actes Sud, 456 p., 40,50$

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