Céline, l’humaniste excessif

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Cas unique dans la littérature française du XXe siècle, Louis-Ferdinand Céline dérange et divise encore l'opinion quarante-trois ans après sa mort. Vous parlez de lui? Vous dites votre admiration pour cet écrivain? Il y a toujours quelqu'un pour dire : « Céline? Je ne touche pas à ça ». Chez ceux qui le lisent, un déchirement demeure entre l'admiration de l'œuvre romanesque et la réprobation des pamphlets antisémites. Mais les défenseurs de sa littérature sont infatigables. Que voulez-vous? C'est Céline!

Le hasard des parutions fait en sorte que, début 2004, sans anniversaire ni colloque, il se produit, soixante-douze ans après Voyage au bout de la nuit, un nouvel attroupement éditorial autour de la figure de celui qui, après Proust, est le plus grand écrivain français du siècle dernier, la «voix» la plus forte. Retenons trois ouvrages tous d’une forte érudition et d’un grand respect pour le solitaire de Meudon. Ils sont respectivement écrits par un spécialiste (Henri Godard), un chroniqueur (Pierre Lepape) et un historien (Jean-Paul Cointet).

À visage nu
Rappelant que Céline ne s’est pas servi du roman pour propager son antisémitisme (aucun juif dans Voyage et Mort à crédit ridiculise la figure d’un père antisémite), Henri Godard, qui a dirigé les quatre tomes de La Pléiade, affirme que ses romans apparaissent comme l’une des images les plus significatives d’un demi-siècle d’histoire, de l’Affaire Dreyfuss à la bombe atomique.

Ce qui fait la force de l’œuvre c’est qu’on y trouve réunies «la transposition d’une expérience, la force d’un imaginaire et l’emprise d’un style» et que «quelle que soit la noirceur des histoires racontées, des décors évoqués, et quel que soit le rôle qu’il fait jouer au rappel de ses obsessions les moins supportables, ses romans tiennent, selon le vœu de Flaubert, par eux-mêmes». Godard a cette phrase : «Le Voyage a quelque chose de ces calmes blocs ici-bas chus de désastres obscurs qui atterrissent de temps en temps sur le sol de la littérature».

Raciste, Céline? Dans ses pamphlets, mais son racisme il le porte au bout de lui-même, il le montre à visage nu et c’est pourquoi il a été tenu à distance par les racistes qui se voulaient «raisonnables». «Il a retiré au racisme tout habillage de rationalité et toute chance de s’intégrer à un discours politique acceptable». À la fin du Voyage il y a des pages d’un profond humanisme. Robinson meurt et Bardamu l’aide à mourir et, selon Godard, «aider à mourir était pour Céline la tâche humaine par excellence».

Si cet humanisme passe inaperçu aux yeux des détracteurs, c’est que des lecteurs sont anesthésiés par la dose de noirceur qui précède cette avancée de l’homme dans la nuit. Car, si le médecin s’est mis à écrire, ce fut pour dire aux hommes leurs vérités sur la société qu’ils ont faite, sur leur condition métaphysique d’êtres pour qui la vie n’est jamais sans son envers de mort. Ce parti pris, écrit Godard, ne suppose pas par lui-même la haine des hommes ou le nihilisme.

Être entendu
Pierre Lepape, traversant onze siècles de littérature, s’arrête longuement sur Céline. Il rappelle que, en 1932 quand parait le Voyage, l’après-guerre devient l’avant-guerre et s’installe un front du refus qui amène nombre d’écrivains, de gauche ou de droite, à dénoncer «la ruine générale où les hommes sont en train de s’abîmer» (Nizan), à affirmer que «toute volonté d’un ordre véritable doit commencer par accepter et par réaliser les destructions qui s’imposent» (Thierry Maulnier).

Dans ce contexte, Céline entre en scène et bonjour les dégâts, mais quelle littérature! Lepape rappelle qu’Aldous Huxley, en 1932, publiait Le Meilleur des mondes, roman futuriste et pessimiste décrivant un monde «esclavagisé» que gouverne une oligarchie. Avec Voyage, Céline évoquait, lui, le pire des mondes. Rageusement. C’était «le hurlement d’une société aux prises avec sa propre mort». Écrire, pour lui, propose Lepape, relevait peut-être plus du désir d’être entendu que d’être lu… Céline a tenté de chasser le silence pour le remplacer par la puissance émotive de la voix.

«Céline s’attaque, plus radicalement qu’on ne l’a jamais fait, à toutes les bases de la tradition littéraire et jusqu’aux racines mêmes de la langue écrite, mais c’est pour véhiculer un message dont le pessimisme intégral et le catastrophisme excluent toute ressaisie, toute perspective d’une société meilleure». Le bout de la nuit c’est la mort, sa réponse à la question qui s’est posée à lui au contact de la guerre : n’y a-t-il pas chez l’homme un désir de tuer et de se tuer ?

À Sigmaringen
L’historien Jean-Paul Cointet, auteur d’une Histoire de Vichy, publie un ouvrage sur l’épisode du repli des vichystes à Sigmaringen fin 1944. Cet épisode qui durera sept mois représente peu de chose sur le plan historique (il n’y a là que des collabos traqués), mais s’il garde sa place dans les manuels, c’est que Céline en a parlé. C’est D’un château l’autre. Cas unique, souligne Cointet, où un romancier fabrique de l’histoire.

On y voit le médecin à l’œuvre, qui tient cabinet dans sa chambre d’hôtel située «en face des wc qui désemplissaient pas», faisant étendre les malades sur son lit, allant acheter à ses frais les médicaments qui manquent, soignant parfois des Allemands, refilant du cyanure à Pierre Laval, apaisant la fin de la vieille mère d’Abel Bonnard, faisant ses promenades avec son chat Bébert.
Un soir, le chef rexiste belge Léon Degrelle donne une conférence pour en appeler au sursaut nazi pour renverser le sort de la guerre. Céline est dans la salle et décide de sortir mais en partant il lance tout haut : «Quel est ce roi des cons qui ne fera même pas un beau pendu avec sa gueule de Jean-foutre?».

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