André Pieyre de Mandiargues: La femme est le vampire de l’homme

166
Publicité
Aragon, qui se mit à courir le garçon dès que la mort ferma les yeux d'Elsa, avait écrit que «la femme est l'avenir de l'homme»; mettons cela sur le compte du «Mentir-vrai» que développa en littérature le roué compagnon de route des communistes soviétiques. Chez Pieyre de Mandiargues, dont l'oeuvre dégage une audacieuse hétérosexualité sinuant indolemment entre voyeurisme et fantasme, la femme, saisie au musée noir, selon le titre d'un de ses chefs-d'oeuvre, est «une statue prodigieusement animée» qui entraîne l'homme «sur d'invisibles rails», son pouvoir est d'inquiétude, de peur, de mort; il n'y a d'avenir pour personne dans le rêve...

Aragon (1897-1982) et Mandiargues (1909-1991), contemporains de Breton (1896- 1966) mais étrangers l’un à l’autre, frayèrent tous deux dans les eaux profondes du surréalisme. Aragon n’y resta qu’un temps, et en sortit à la mi-trentaine en secouant son costard froissé par cet humide inconnu, rompant avec le pape de la rue Fontaine, se séchant en ville des eaux inquiétantes de la voyance pour se rhabiller dans ce qu’il appellera «le merveilleux quotidien», son réalisme socialiste (voir Les cloches de Bâle, Les communistes). Mandiargues, lui, se laissa descendre au plus creux des mers signalées par Breton dans son Manifeste de 1924, texte majeur dont il prit connaissance en 1926, à 17 ans, en fréquentant la librairie de José Corti qui était alors au bas de la rue de Clichy («Avec autant d’émoi que si j’avais acheté des armes, j’achetais là les livres de Breton, d’Éluard, de Michaux», écrivit-il dans Le désordre de la mémoire en 1975).

Ami du «pape» mais ni diacre ni abbé (sinon «prêtre libre», pour demeurer dans la métaphore), cet André Pieyre de Mandiargues (son nom incite déjà au rêve…), dès l’âge de 10 ans, lisait des vers latins et du Pierre Loti, dévorait Les nourritures terrestres à 15 ans. L’adolescent, orphelin de père, passionnément nourri de lectures (les romantiques allemands, les élisabéthains, Keats et Shelley, Balzac plus que Stendhal, Nerval, Mallarmé) devint un homme de lettres raffiné, un conteur qui maîtrisa à la perfection le récit noir. Ainsi, il aura échappé au dogme surréaliste frappant d’interdit la narration (sans subir l’excommunication). Surréaliste dans l’inspiration, réaliste dans le rendu, maniaque dans la perfection syntaxique, c’est le style classique au service de l’érotisme. Il aurait été homosexuel, c’eût été une autre affaire avec l’homophobe Breton…

L’excommunication le guettait.

Dans Quatrième belvédère, paru après sa mort, il écrit: «N’est-il pas curieux que le surréalisme… n’ait pas donné beaucoup plus d’importance au lit? Je m’en suis souvent étonné, quant à moi, qui appartient à ce peuple d’hommes et de femmes bien plus nombreux qu’on ne croirait pour lesquels il est un lieu idéal, dans lequel s’y est passé, se passe et se passera le meilleur et le plus important de leur vie, une sorte de petite patrie tout à fait internationale cependant, une île heureuse qui se nomme lit.» Un lit, une île. Une fille, un gouffre. Le lit, chez Mandiargues, c’est la profondeur de la mer; dans «L’archéologue», l’une des nouvelles du recueil Soleil des loups paru en 1951, le protagoniste descend en rêve dans la mer d’Amalfi et trouve, au doigt d’une grande statue de femme immergée «qui dresse en face de lui sa nudité très lourde, sculptée dans un marbre vert tout près d’être noir», le double exact de la bague qu’il a donnée à sa fiancée; le narrateur l’a mené au rendez-vous, sensualité de la plongée: «Il semble qu’on soit balancé dans les plis d’une étoffe immense», il «met sa volonté entière à se rendre plus lourd», «il descend à l’intérieur du grand rideau fluide jusqu’au fond de la mer»…

Dans «Le passage Pommeraye», une nouvelle du premier recueil paru en 1946, Le musée noir, dédié à Meret Oppenheim (modèle de Man Ray et auteur du célèbre Déjeuner en fourrure), un homme s’engage, un soir de 14 juillet, dans un passage désert de la ville de Nantes, une femme lui apparaîtra dont le visage lui dit quelque chose qu’il n’identifie pas; elle s’engouffre dans une maison, il la suit au dernier étage, la saisit par le poignet sans qu’elle proteste. Elle pleure. Sur une grande table, il y a des pinçons, pinces, couteaux, aiguilles, d’autres instruments qui lui sont inconnus, et une bête étrange, triste: «Un porc revêtu de la tendre fourrure des chats roses de Perse, privé de queue»… Il sent son heure arrivée: «Je m’avançai avec soumission vers celle qui me tenait prisonnier de son rayonnement vermeil, et qui, d’un ongle nacré, me montrait cérémonieusement la table draconienne, les fers déchirants préparés pour moi.»

De son vivant, Mandiargues avait un public d’initiés fervents. Je pense à la formule de Julien Gracq dans La littérature à l’estomac (José Corti, 1950): «M. Georges Duhamel dispose plutôt d’une situation et M. Henri Michaux plutôt d’une audience». Michaux (1899-1984) et Mandiargues, c’était le même combat poétique solitaire, pour audience discrète, mené avec une langue précise, maniaque, lyrique, noire. En 2009, année de son centième anniversaire de naissance, lit-on encore Mandiargues? Deux fois seulement a-t-il atteint un large public avec La motocyclette en 1963 et La marge en 1967 (prix Goncourt), romans érotiques qui furent adaptés au cinéma, le premier médiocrement par Jack Cardiff en 1968 (avec Delon et Marianne Faithfull), le second superbement par Walerian Borowczyk en 1976 (avec Sylvia Kristel et Joe Dallesandro).

La maison Gallimard publie dans sa collection «Quarto» l’ensemble des récits érotiques et fantastiques sans les romans connus. Bel effort d’entretien de la mémoire autour d’un écrivain rare. Pour se joindre à l’opération mémorielle, une ex-amante s’invite, Jacqueline Demornex; elle était journaliste à Elle lorsqu’elle rencontra Mandiargues (marié avec Bona Tibertelli, la femme de sa vie, la mère de sa fille Sibylle qui participe à l’édition «Quarto»). Demornex (absente du Quid Mandiargues qui inaugure le «Quarto») y va de son «Tombeau», mais c’est un texte centré sur elle — est-ce là encore un effet de vampire? Succion posthume dans le cou du cadavre? L’ex-amante apostrophe l’auteur du Deuil des roses (deuil d’Éros): «Tu as disparu des librairies», «plus personne ou presque ne te lit aujourd’hui», «ta phrase baroque résonne comme une langue étrangère»…

Bibliographie :
Récits érotiques et Fantastiques, André Pieyre de Mandiargues (Gérard Macé et Sibylle Pieyre De Mandiargues, dir.), Gallimard, 952 p. | 51$
Le pire, c’est la neige, Jacqueline Demornex, Sabine Wespieser Éditeur, 252 p. | 41,50$

Publicité