À la grâce des ratés

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Qui n’a pas déjà imaginé sa vie autrement ou ce qui aurait pu advenir si on avait fait tel choix plutôt qu’un autre? Est-ce un leurre de croire qu’on peut échapper à son destin? Le héros du dernier roman de Catherine Cusset, L’autre qu’on adorait, rêve des vies qu’il pourrait ou aurait pu avoir s’il n’avait pas agi dans l’agitation du moment, posé ce geste ou raté cette occasion. Thomas Bulot fait partie de ces êtres idéalistes aux existences extrêmes, rêveur mélancolique happé par la dure réalité n’ayant à offrir que déceptions, « prince des nuées » avec, comme L’Albatros de Baudelaire, « ses ailes de géant [qui] l’empêchent de marcher ».

Il a en effet quelque chose de grandiose et d’une grâce éternelle, ce personnage à la portée trop ample pour avancer au pas réglé par la société. Au centre de cette passionnante chronique sociale sur la cruauté du milieu universitaire américain, mais également sur le parcours houleux d’un homme confronté à la médiocrité d’un monde compétitif, s’élève un être flamboyant et instable dont l’enthousiasme n’a d’égal en intensité que la chute qui lui succède. S’adressant à lui à la deuxième personne, Cusset livre un récit intime et poignant sur la vie de ce garçon qu’on découvre à Paris en 1986, à l’âge de 18 ans, alors qu’il est son amant, et qu’on suit pendant une vingtaine d’années à travers son parcours professionnel, aspirant à devenir professeur dans une grande université américaine, mais aussi à travers ses liaisons amoureuses destructrices, reflets de son mal-être. Marchant dans les traces de Proust, à qui il consacre sa thèse de doctorat, Thomas trouve chez le grand romancier la vérité de « son être poétique » qui trouve la « vie véritable dans les fragments de temps qui échappent au temps », mais aussi une communauté de corps et d’esprit. Comme lui, il connaîtra la maladie et l’extrême sensibilité artistique, ainsi que « le tempérament inquiet en amour, la jalousie, la soif de possession, les fantômes qui s’emparent de votre imagination et ne vous laissent pas de repos ».

Accompagnée par de nombreuses références littéraires et artistiques, voyage dans la culture parisienne, new-yorkaise, mais aussi à travers les différentes universités américaines, cette fresque foisonnante s’avère aussi concrète. L’écriture simple, franche et directe de Cusset relate les événements de la vie de Thomas comme les éléments inéluctables d’une courbe mathématique. Il y a effectivement quelque chose de fatal dans le parcours de cet amant du malheur, en équilibre au bord du gouffre. L’auteure reproduit la fébrilité de son personnage par une phrase souvent courte, haletante et maniaque, qui étourdit comme son personnage passant de l’euphorie au fond du trou, de l’épiphanie au constat d’échec. Avec la bienveillance d’une meilleure amie, la romancière française installée à New York éclaire Thomas d’ombre et de lumière, le faisant apparaître dans sa complexité, accumulant les ratés, attiré par ce qui lui résiste, à commencer par les femmes. « La femme que nous aimons est “une image”, une projection renversée, un “négatif” de notre sensibilité, écrit Proust […]. » À la fois doté d’une force herculéenne et butant au moindre détail, cet amour est à son image : un géant encombrant, issu du monde des rêves et condamné à y mourir. « Est-ce la force de ton désir qui te condamne à perdre? », pose l’auteure, rendant avec ce roman un magnifique hommage à ces êtres aux prises avec la bipolarité, mais aussi à l’art, échappatoire et tremplin de vie. Thomas Bulot va s’accrocher au rêve jusqu’à la dernière minute, jusqu’à ce que sa situation devienne irrécupérable, quittant ce monde dans l’irrévérence pure et violente qui fait sa singularité, sa beauté rare, éphémère et mortelle.

Irrécupérable

Le sentiment d’irrécupérabilité, c’est aussi celui de Lucas, un des trois protagonistes du remarquable premier roman de Mario Benedetti Qui de nous peut juger, paru en 1953 et traduit cette année en français. Revisitant avec lucidité et originalité l’éternel triangle amoureux, l’immense auteur uruguayen donne à tour de rôle la parole à ses personnages, laissant au lecteur le soin de juger de la vérité ou plutôt, donnant à voir l’image brouillée de l’amour selon les différents points de vue. Dans cette saisissante étude sentimentale, Benedetti raconte l’histoire d’un malentendu, comme il s’en fait tant dans le domaine de l’amour, alors que chacun essaie de saisir l’autre et se trompe.

Divisé en trois parties, « Miguel », « Alicia », puis « Lucas », le roman s’amorce par le regard de celui qui a marié Alicia et fait deux enfants avec elle à la suite d’un quiproquo. Lorsqu’il lui a demandé quand elle se mariait, en pensant à elle et Lucas, elle lui répondit : « Quand tu voudras », en parlant d’elle-même et de lui. Et ils se marièrent. Miguel est l’individu « conscient de sa banalité », spectateur de sa vie, végétant dans l’ombre de ses amis. Après sa confession livrée dans son journal intime vient la correspondance d’Alicia. L’auteur nous la fait découvrir à travers les lettres qu’elle adresse à son mari, amenant sa version des faits. La troisième partie vient brouiller davantage le tableau déjà obscur, alors que Lucas nous est raconté par un roman à la troisième personne qu’il écrit et commente abondamment à travers de longues notes en bas de pages. Ce troisième volet vient confirmer le talent du romancier qui traduit la complexité des sentiments des trois personnages, tour à tour trompé, prisonnier d’un malentendu, d’un désir frustré ou d’un regret. « Le pire était ce sentiment d’irrécupérabilité qui nous avait assaillis. Non seulement nous ne pouvions pas récupérer l’autre tel qu’il avait été, mais nous ne pouvions pas non plus nous récupérer nous-mêmes », écrit Lucas.

Benedetti se révèle fin psychologue, n’expliquant rien des comportements de ses personnages, mais décrivant avec une vérité déconcertante leurs menues angoisses et contradictions, disséquant leur désir fait de doutes, de tensions et de nostalgie. Les récits ont effectivement lieu après les événements. C’est donc à travers la reconstitution de ce qui a été l’histoire d’amour ratée entre Alicia et Lucas que se déroule ce court et percutant roman à la forme originale. Non dénué d’humour, ce petit bijou s’avère être un chef-d’œuvre de nuance, intelligemment construit et d’une profondeur remarquable. La vie des ratés apparaît encore une fois passionnante, disant plus sur l’humanité que toutes les existences réussies.

L’autre qu’on adorait
Catherine Cusset
Gallimard

290 p. | 32,95$ @@@@@

Qui de nous peut juger
Mario Benedetti (trad. Serge Mestre)
Autrement
130 p. | 24,95$ @@@@@

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