Poésie pour tous

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Je ne vous l’ai probablement jamais avoué ici, mais j’ai une grande passion pour la poésie. On en lit peu, malheureusement, comme vous le savez sans doute, et je suis bien entendu de ceux qui sont persuadés que c’est regrettable.

J’ai toujours pensé que le mal vient, en partie au moins, de ce qu’on l’enseigne peu ou mal à l’école et j’ai souvent suggéré, modestement, qu’on devrait faire apprendre aux élèves par cœur — c’est le cas de le dire! — des poèmes.

C’est que la poésie, pour être connue et aimée, doit se dire, se réciter, se déclamer, se chanter.

Pour certaines personnes, l’entrée en poésie se fera en lisant, en plus de poèmes, des textes portant sur la poésie. Si vous connaissez des gens de ce genre à qui vous voulez donner le goût de cette brûlure appelée poésie, je vous suggère d’offrir ce beau livre de Jean Royer intitulé La voix antérieure.

Poète lui-même, éditeur et animateur du milieu de la poésie depuis des décennies, Jean Royer est aussi essayiste. On a l’impression qu’il a tout lu en poésie et c’est toujours avec chaleur et pédagogie qu’il partage ses découvertes et ses passions.

De multiples facettes du diamant
Son livre se compose de près d’une vingtaine de chapitres de longueurs variées consacrés à de très nombreux poètes de tous les temps et de tous les pays, à des thématiques abordées par eux et elles, et à la poésie elle-même : ils font ainsi connaître et apprécier quelques facettes d’un diamant dont il y a bien des chances que vous ne pourrez plus ensuite vous passer.

Voici quelques exemples de ce riche programme, que les lecteurs et lectrices peuvent d’ailleurs, comme je l’ai fait, aborder par n’importe quelle section, au gré de leurs goûts et de leurs fantaisies.

Un chapitre tout entier est consacré aux liens entre science et poésie. On y apprend plein de choses érudites et amusantes. Jugez-en.

Par une intuition étonnante, le poète et mystique soufi Rumi soupçonnait au XIIIe siècle, dans ses vers, que l’atome était un minuscule système solaire. Le poète français Jacques Réda (1929), dans La Physique amusante, a exposé en vers des concepts et équations de la physique. Le groupe Oulipo (des noms aussi prestigieux que Raymond Queneau, Georges Perec, Jacques Roubaud et quantité d’autres en ont fait ou en font encore partie) a, avec beaucoup d’humour et d’inventivité, lié mathématiques et littérature. Un poète québécois, Jacques Paquin, a publié une Anthologie Science et Poésie.

Dans un chapitre consacré au thème de l’existence, on passe, dans une continuité sans heurts, de Rutebeuf (1230-1290) à un poète finlandais contemporain appelé Holappa, que je découvre, à André Roy, un québécois né en 1944, sans oublier le grand François Villon (1431-1464) dont le « je est le sien mais aussi celui de tous les hommes » : Frères humains qui après nous vivrez/n’ayez les cœurs contre nous endurcis. Et Royer de rappeler que des vers de Villon, pour ces frères humains venus après lui, sont même devenus des proverbes, que chacun connaît — orthographe maintenue : Pour un plaisir, mille doulours; Autant en emporte le vens; Il n’est bon bec que de Paris, tandis que d’autres ont été mis en musique et chantés, comme cette Ballade des dames du temps jadis que chante Georges Brassens, ou ce Testament que chante Félix Leclerc.

Les liens entre poésie et philosophie sont explorés à travers des œuvres classiques, par exemple Héraclite d’Éphèse, un philosophe présocratique dont certains des 126 fragments (c’est tout ce qu’il nous reste de son œuvre) ont en effet de fortes résonances poétiques : La Nature aime à se cacher; Je me suis cherché moi-même; Le feu se repose en changeant; On ne peut descendre deux fois dans le même fleuve.

Mais ils sont aussi étudiés à travers deux auteurs québécois, Pierre Ouellet et Georges Leroux. Ce dernier a ce qui me semble être une fort juste et fort belle formule : « Si la pensée peut être abordée comme l’ensemble des actes qui accompagnent l’inquiétude, la poésie en est l’exercice le plus compact, le plus dense et justement le plus contracté. Devant la mort comme dans son rêve, elle est l’espoir d’une pensée qui franchit toute limite ».

Le plus long chapitre du livre traite de l’élégie, ce « poème lyrique ayant pour thème la fuite du temps, l’amour, la mort et la mélancolie ». On y traverse les pays et les époques et on ne peut manquer d’être frappé par les profondes ressemblances entre des propos qui ont tous en commun, justement, d’émaner de frères humains. J’ai reconnu là quelques amis connus et aimés depuis longtemps (Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Hugo et plusieurs autres) mais aussi fait des découvertes : Pernette de Guillet, Guy Goffette, par exemple.

On en vient bien entendu au Québec, avec Gilbert Langevin (1938-1995) chez qui l’élégie se fait « noire d’insoumission, voire libertaire », avec Michel Beaulieu, Jacques Brault et plusieurs autres. Le grand Gilles Vigneault est évoqué dans ce chapitre, entre autres pour ces vers d’une ballade que Royer décrit, avec raison, comme « parfaite et personnelle en chacun de ses vers ». Voyez : « Quand vous mourrez de nos amours/J’écrirai deux livres si beaux/Qu’ils vous serviront de tombeaux/Et m’y coucherai à mon tour/Car je mourrai le même jour/Mourez de mort très tendre/À les attendre ».

La voix antérieure
Dans certaines des plus belles pages de ce livre, qui en compte beaucoup, Royer médite sur ce qui fait l’attrait de la poésie pour nous qui sommes des êtres « sous l’emprise du langage ».

Il alimente sa réflexion à celles de divers poètes pour suggérer que par la poésie nous allons à la rencontre de voix, de ces voix qui nous animent, nous façonnent et nous révèlent le monde, de ces voix faites de ces « deux éléments invisibles, le Silence et le Temps ».

À l’écoute de ces « voix antérieures », celles de poètes, nous sommes en quelque manière mis en contact le plus intime avec nous-mêmes, dans une sorte d’écho de soi que nous y entendons. Par cette mystérieuse alchimie que tous les amoureux de la poésie connaissent bien, il arrive que le poète parle de chacun de nous en parlant de lui.

Il faut remercier Jean Royer de cette voix qui est la sienne quand il parle si magnifiquement et si amoureusement de poésie.

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