Aimer Haïti; comprendre (un peu mieux…) le Québec

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Un poète québécois d’origine haïtienne parle magnifiquement d’exil et de racine, du Québec et d’Haïti, et un jeune essayiste québécois s’inquiète pour sa part de ce que le Québec est en train de devenir : un État succursale. Voilà le programme pour ce numéro!

Connaissez-vous Rodney Saint-Éloi? C’est un poète, un éditeur et un essayiste né à Chatry (et non à Cavaillon, comme on le dit parfois, et encore en quatrième de couverture; il rectifie les faits à la page 67), en Haïti. Saint-Éloi vit au Québec depuis 2001 et poursuit chez nous cette intense activité littéraire et artistique qui l’occupait déjà dans son pays natal. Ses efforts lui ont valu en 2012 le prix Charles-Biddle, qui souligne « son apport exceptionnel au développement des arts et de la culture au Québec ».Il est membre de notre Académie des lettres.

Passion Haïti, l’ouvrage qu’il nous propose cette fois, est une véritable plongée poétique dans son pays natal, dans sa langue, son imaginaire, ses rêves : bref, dans ces lieux où la poésie, et peut-être mieux que n’importe quoi d’autre, peut nous transporter et par lesquels il faut passer pour un peu comprendre un peuple, pour le comprendre au-delà des clichés, des idées toutes faites et de ces innombrables raccourcis qu’emprunte la pensée pressée.

Le thème principal de l’ouvrage pourrait toutefois être l’exil, ce départ dont rêvent tant d’Haïtiens (à l’instar de tant d’insulaires), cette recherche de racines et d’appartenance qui s’ensuit une fois qu’on est parti, et ce retour attendri vers l’enfance, où ces racines se nouent.

Dans le cas de Saint-Éloi, les racines sont pour une bonne part cette grand-mère Tida, qui ne sait ni lire ni écrire, mais à qui l’écrivain doit tant, et qui plane sur ce livre comme sur la vie de son auteur.

Par-delà les attachants portraits de personnages, par-delà les faits contés et les anecdotes rapportées, ce livre porte en somme sur la recherche de soi et de la liberté, à la fois dans l’exil (ce « bien étrange pays », dit Saint-Éloi) et dans l’ancrage qui nous est lui aussi indispensable – dans son cas, l’ancrage dans cette terre « de passion, de délire et de folie », de vaudou aussi, qu’est Haïti.

En refermant l’ouvrage, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Marcel Pagnol, qui disait qu’on atteint l’universel en restant chez soi. Car le fait est qu’en parlant d’Haïti et de ses habitants, de sa nourriture, du racisme, de bonté, de rêves et de tant d’autres choses encore, c’est finalement de la condition humaine que Saint-Éloi nous aura parlé.

Un très beau livre, donc, écrit dans une langue ample, belle, tendre et poétique, un livre à savourer, et surtout à méditer, lentement et en douceur.

Comme si vous étiez en Haïti comme chez vous…

Un État succursale?

Nous traversons au Québec un moment historique qui est loin d’être facile à vivre pour bien des gens, mais nous avons aussi, bien souvent, du mal à nommer avec précision ce qui pose problème et à dessiner, à partir de là, ce qu’il conviendrait de faire.

Certains essayistes, et c’est heureux, s’attellent à la tâche; c’est justement le cas avec cet exigeant ouvrage que propose Simon-Pierre Savard-Tremblay.

Il y poursuit deux tâches complémentaires.

La première est une reconstruction, fort bien menée, de la mise en place et des effets de cette mondialisation ou globalisation de l’économie qui se poursuit depuis quelque quatre décennies. L’analyse est claire, riche et informée et on y apprend beaucoup de choses.

J’ai été particulièrement sensible à la pertinence de l’introduction de ce concept d’« overclass », par quoi on désigne cette classe de gens (grands patrons, banquiers, avocats, membres de think tanks et ainsi de suite) qui conçoit, et en grande partie impose, une vision de l’économie et de la société qui l’avantage et qui s’impose entre autres à travers les réseaux de ses semblables, par des complicités, par des semi-vérités et par une part d’ombre. Cette mondialisation, qui produit de grandes inégalités, a en outre un effet important, voire décisif, sur les États, sur leur rôle et sur la marge de manœuvre qu’il leur reste : l’auteur parle, avec raison, d’« enfermement réglementaire des États ».

Si tout cela est, il est vrai, assez bien connu, il reste que c’est aussi fort bien documenté et expliqué par Savard-Tremblay. Mais là où son ouvrage se démarque vraiment, c’est dans son analyse de ce que ces profondes transformations ont signifié et signifient encore pour le Québec, quand on les replace dans la perspective historique ouvertement nationaliste qui est la sienne.

Depuis l’échec du premier référendum puis, plus encore, du deuxième, Savard-Tremblay décrit un Québec qui rompt progressivement avec ce mouvement d’émancipation et d’autodétermination amorcé avec la Révolution tranquille, cette tendance étant bien entendu accentuée par la mondialisation de l’overclass. En résulte cet État succursale qui serait désormais le nôtre, celui qui se targue de se préoccuper des « vraies affaires », celles qui intéressent d’abord l’overclass (mais qui se donnent pour être celles de tout le monde), et qui, pour le reste, devient peu à peu une sorte de « comptoir de service à la clientèle ».

La thèse est habilement déclinée en plusieurs chapitres qui ouvriront bien des yeux et, tout à la fois, déprimeront. Celui sur la transformation de l’université m’a tout particulièrement plu, tant il vise juste.

L’auteur termine son livre en commentant les récentes élections de Trudeau et de Couillard, interchangeables serviteurs de l’État succursale dont les semblables sont désormais bien présents partout en Occident. Il met aussi en garde contre la politique people (on pense inévitablement à Trump) qui serait un autre symptôme de ce mal économique et politique qui nous frappe.

Il avance aussi des pistes de solution qu’on devine, comme : revaloriser l’État-nation, défaire la mondialisation en cours, retrouver le goût de la souveraineté nationale. Qu’on soit ou non d’accord avec lui, plusieurs trouveront dans ce livre bien des mots permettant de décrire le malaise et le mal-être qu’ils ressentent.

Je recommande donc chaudement la lecture de ce bel ouvrage qui témoigne d’un goût pour… le bel ouvrage.

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