Le siècle des génocides

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Un siècle de génocides! Le XXe siècle aura été le siècle des massacres de masse, des génocides sur une échelle à rivaliser avec Gengis Khan dévastant l'Asie au XIIIe siècle. À cette époque, des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes, étaient passées au fil de l'épée. Sept siècles plus tard, la folie des hommes continue avec plus de furie encore. On tue autant, sinon plus, mais avec une volonté cruelle et satanique de purifier et d'exterminer. Aujourd'hui, la nature et le degré de l'action destructrice bouleversent les catégories anciennes et nous plongent dans une barbarie incommensurable.

La question du génocide et de son occurrence est au cœur de notre vie internationale. Pourquoi, en effet, se produit-il et se répète-t-il malgré le « plus jamais ça » prononcé après chaque cataclysme? Jacques Sémelin, chercheur français et directeur d’un projet international d’encyclopédie des massacres et génocides, offre des réponses en tentant de comprendre les mystères d’un acte qui dépasse l’entendement. Ce pari est toujours risqué, le chercheur pouvant être accusé de trouver des circonstances atténuantes aux bourreaux, de finir par les excuser. Sémelin est conscient du danger. Il répond en rappelant la nécessaire obligation morale d’une démarche compréhensive afin d’établir les contextes et les faits, et, surtout, les responsabilités propres à chacun.

Des causes idéologiques
Comprendre devrait permettre, écrit-il sans se faire d’illusions, de prévenir. Afin d’y arriver, il faut d’abord identifier les causes profondes du mal en question. À travers les exemples de l’Allemagne nazie, de la décomposition de la Yougoslavie et des rivalités de pouvoir au Rwanda, l’auteur passe en revue les causes habituellement citées afin d’expliquer le génocide : la pauvreté, la surpopulation, les crises économiques, les particularités culturelles, les antipathies ethniques. À son avis, ces facteurs sont réels et peuvent, par effet cumulatif, pousser toute une société aux pires extrémités. Toutefois, ce sont là de fausses pistes. Elles brouillent la recherche en offrant des explications trop simples à une dynamique complexe dont le ressort est d’abord et avant tout le fait d’individus en position d’agir. Voilà le nœud de l’affaire, l’œil du cyclone : l’action de certains hommes. Les élites, les leaders d’opinion, qu’ils détiennent ou non le pouvoir, «instrumentalisent» les causes apparentes, les exacerbent et créent un climat où la peur et la paranoïa s’installent. Déjà affolées et désorientées par une situation économique difficile ainsi que des événements politiques et militaires complexes, les populations « atomisées » cherchent un ou des coupables. La faiblesse de la société fait la force des extrémistes qui ont alors beau jeu de construire un discours idéologique contre l’Autre, un discours fondé à la fois sur des arguments rationnels et irrationnels. Ils peuvent ainsi dire : «Voici ce qui nous arrive, voici qui est responsable de notre malheur. Ce sont eux qui sont la cause de nos souffrances. Il faut absolument nous en débarrasser. Nous vous promettons qu’ensuite tout ira mieux. Vous n’avez qu’à nous soutenir, plus : nous rejoindre, pour que nous en finissions avec cette peste», écrit Sémelin. La table est mise pour le passage à l’acte criminel.

Si le conditionnement idéologique des individus et des groupes est nécessaire à la mobilisation des énergies afin de commettre des crimes, encore faut-il des institutions et des instruments pour organiser et canaliser cette fureur. Au sommet de la pyramide se trouve l’État, ses organes, ses appareils de coercition. Les médias suivent. Puis, d’autres institutions, comme les Églises ou les associations professionnelles, appuient le mouvement. Les ressources sont assemblées, les moyens déployés, les ordres donnés. À partir de là, tout un monde grouillant d’exécutants du « haut » comme du « bas » passe à l’action. C’est à ce niveau, dans l’exécution, que notre esprit n’arrive pas à comprendre le pourquoi. Pourquoi, en effet, des hommes simples et paisibles se transforment-ils en machines à tuer? Pourquoi certains y trouvent-ils même un grand plaisir? À ce stade de la lecture, l’ouvrage de Sémelin devient passionnant et bouleversant. Le vertige nous prend. On veut savoir pourquoi un bourreau se justifie et ne regrette rien lorsqu’il écrit à sa femme que « les nourrissons volaient dans le ciel en grands arcs de cercle et nous les abattions au vol, avant qu’ils ne tombent dans la fosse et l’eau. » Les explications sont nombreuses : les ordres, la pression du groupe, la crainte d’être soi-même tué, la haine, le fanatisme, la volonté de puissance. Alors, se dit-on, personne n’est à l’abri de sombrer dans cette folie sanguinaire? Non, écrit l’auteur, les bourreaux ont toujours eu le choix, même si leur marge de liberté était étroite.

Le mal est toujours présent
Jacques Sémelin porte sur l’avenir un regard pessimiste. Le XXe siècle s’est ouvert par le génocide des Arméniens et s’est clôt par celui des Tutsis au Rwanda. Le XXIe siècle fera-t-il mentir le précédent? Rien n’est moins certain, écrit-il. À chaque catastrophe, l’indignation a grandi au sein de la communauté internationale. À chaque fois, des mesures – juridiques, en particulier – ont été adoptées afin de dissuader ou combattre le génocide, de démasquer et de juger ses responsables. Cette entreprise vertueuse met du temps à s’imposer et prête encore à contestation, comme en fait foi l’ouvrage controversé de Pierre Péan sur les responsabilités à établir à propos du génocide rwandais (il accuse l’actuel président d’en être l’instigateur). De plus, les États et les spécialistes ne s’accordent pas sur les mesures de prévention à adopter ou sur les interventions à déclencher lorsque des situations conflictuelles émergent. Les attentats du 11 septembre 2001 ont compliqué la donne en ouvrant une page sombre de notre histoire «lourde de nouvelles guerres», prédit Sémelin. Ces guerres, elles «seront justifiées, cela va de soi, au nom de la civilisation et de la sécurité, de Dieu et de la pureté de reconquérir.» Comme on le voit, l’Histoire du monde suffit à démontrer que le mal est toujours présent et qu’il demeure extrêmement difficile de venir à bout des passions humaines et de leur «instrumentalisation» par des individus, des groupes ou des États déterminés «à purifier et à détruire».

Bibliographie :
Purifier et Détruire. Usage politiques des massacres et génocides, Jacques Sémelin, Seuil, coll. La couleur de idées, 492 p., 45,95$
Noires fureurs, blanc menteurs. Rwanda 1990-1994, Pierre Péan, Mille et une nuits, 550 p., 39,95$

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