Le hasard faisant parfois bien les choses, au début de l’automne est paru, chez Québec Amérique, le livre Le goût du Goncourt de Luc Mercure, une « vraie fiction » dans laquelle l’auteur revient sur sa rencontre avec Navarre en 1982. Je ne suis pas certain que ce soit la meilleure façon de revenir à l’oeuvre de Navarre, mais il n’en demeure pas moins qu’après ma lecture, j’ai mis dans ma trop volumineuse pile à lire tous les titres de Navarre que je n’avais pas encore lus, dont Biographie, apparemment son meilleur titre. 

Au moment des faits, Luc Mercure a 19 ans. Fasciné par les écrits de Navarre dans lesquels il se reconnaît complètement au point d’avoir l’impression que ses livres sont écrits expressément pour lui, le jeune homme a un désir irrépressible de rencontrer l’auteur français qui a plus du double de son âge. Il atteindra son but qui se soldera malheureusement par une blessure profonde qui a laissé des traces. En revenant sur cet épisode douloureux de sa vie, l’entreprise de l’auteur n’est pas de démolir Navarre mais participe plutôt de la nécessité de le raconter : « Il n’a rien fait de criminel, il a été odieux, oui, mais il était surtout un homme blessé. Je ne ressens aucun désir de vengeance, de condamnation », écrit-il dans Le goût du Goncourt.

En plus de relater les faits le plus honnêtement possible, Mercure a eu l’excellente idée d’entrecouper son récit avec le regard qu’il porte aujourd’hui sur cet épisode et sur le jeune homme qu’il était alors. Ce judicieux choix narratif apporte de la profondeur, de la nuance et une grande force au texte.

Tout comme Mercure, c’est au début de ma vingtaine que j’ai découvert les livres de Navarre. Les histoires d’amour homosexuelles qu’il racontait, je les faisais miennes. J’aimais la sensibilité dont il faisait preuve et la façon qu’il avait de nommer mes propres aspirations amoureuses et mes tourments. Il me rassurait, en quelque sorte.

Ce que je trouve étonnant, c’est qu’en lisant Le goût du Goncourt, non seulement je me reconnais dans ce rapport aux œuvres de Navarre, mais j’ai l’impression à mon tour que, souffrance en moins, Mercure a écrit ce livre expressément pour moi, une sorte de mise en abyme qui rouvre tout un pan de ma vie pendant lequel se forgeait la personne que j’allais devenir grâce à la littérature, à la culture. Dans mon journal personnel, j’écrivais d’ailleurs ceci :

Novembre 1990La lecture de Douce France d’Yves Navarre a remis à l’avant-plan mon désir d’amour. Mais comme je n’ai personne en vue, ça me paraît flou, même si j’ai l’impression de m’en approcher à travers les œuvres des artistes qui me pognent aux tripes et qui me font rêver à des rencontres qui ne surviennent jamais.

Juillet 1991Un autre livre perturbant : Le temps voulu d’Yves Navarre. Avec Guibert, Navarre est l’un des rares auteurs qui parvient à me rejoindre autant. Ses histoires d’amour entre hommes sont belles et vraies.

C’est avec Le jardin d’acclimatation que Navarre a obtenu le Goncourt en 1980. Pour le moins puissant et dérangeant, le roman raconte l’histoire d’un jeune homme qui, sous la pression familiale, est forcé de subir une lobotomie pour le guérir de son homosexualité. Je me souviens d’avoir eu peur de rentrer dans ce livre à cause de son sujet à glacer le sang. Avec raison, je dois dire, car il me reste une sensation forte au plexus et un certain effroi quand j’y repense aujourd’hui.

Si j’ai peu de souvenirs du Temps voulu à part celui d’une histoire d’amour intense et compliquée, je sais que ma lecture m’avait affecté car je m’étais reconnu dans ce désir d’amour qui, croyais-je naïvement à l’époque, devait nécessairement passer par la douleur. C’est une autre relation compliquée qu’on retrouve dans Kurwenal ou la part des êtres, celle d’un trio amoureux à la recherche d’un équilibre impossible. Au cinéma, c’est devenu À corps perdu, une superbe adaptation signée Léa Pool. Je n’oublierai jamais l’effet que le personnage joué par Jean-François Pichette avait eu sur moi.

Portrait de Julien devant la fenêtre est un autre excellent texte de Navarre. Il met en scène un homme qui, pour que son histoire d’amour unique et perdue à jamais puisse continuer d’exister, la raconte à un autre. Un texte remuant et touchant, mais ce n’est rien comparativement au superbe roman Le petit galopin de nos corps dans lequel un homme se remémore l’amour durable et solide qu’il a pu vivre avec son amoureux. Cette histoire qui s’étale sur trois décennies est belle, grandiose et si vraie ! C’est de loin mon préféré de Navarre. Quand on me demande quelle est la plus belle histoire d’amour que j’ai pu lire dans ma vie, je réponds que c’est elle.

Luc Mercure et moi n’avons pas été les seuls à avoir été marqués par l’œuvre de Navarre. Son écriture, pleine de sensibilité et d’humanité, avait cette force-là, ce pouvoir-là. Je comprends tout à fait pourquoi le jeune Luc Mercure a, au départ, été si fasciné par l’écrivain au point de vouloir connaître l’homme. Ce ne sera plus le cas quelques années plus tard, nous apprend-il dans Le goût du Goncourt : « Quand Yves Navarre s’établit à Montréal en 1989, je ne tente pas de le rencontrer, ni même de le croiser un peu par hasard. Je lis sporadiquement les carnets hebdomadaires qu’il tient dans Le Devoir pendant un an, que je trouve souvent poignants, tout en comprenant maintenant que l’émotion que je ressens est due aux mots que je lis, non pas à l’homme qui les a écrits, même si ces mots parlent de lui. »

Janvier 1994Appris le décès d’Yves Navarre. Comme je le lisais beaucoup et que je le servais régulièrement chez Champigny, ça m’a fait quelque chose. Impression d’avoir perdu quelqu’un que je connaissais. C’est puissant le rapport qu’on peut parfois entretenir avec les mots des autres.

Oui, c’est vrai que c’est puissant le rapport aux mots des autres. C’en est un très étroit que m’a fait vivre Luc Mercure dans Le goût du Goncourt. Il m’a ramené là où je ne pensais pas revenir, du moins pas de cette manière, et je l’en remercie.

Photo : © Daniel Boudinet

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