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Catherine Guérard : La liberté, n’importe quoi!

Quelques éditeurs et éditrices s’évertuent encore aujourd’hui, malgré un marché du livre avide de nouvelles étoiles, à retrouver de vieilles plumes reléguées aux oubliettes de l’histoire. C’est le cas de Renaud Buénerd et de François Grosso, de la maison du Chemin de fer, qui font de leur métier un exercice de défrichement littéraire. Ils peuvent d’ailleurs se targuer d’avoir retrouvé, au hasard d’une promenade, un véritable joyau livresque dans le bac d’un bouquiniste. Cette trouvaille — Renata n’importe quoi — a été écrite par la journaliste Catherine Guérard. De nos jours inconnue au bataillon des lettres françaises, Guérard a pourtant vécu son heure de gloire dans le passé. En 1967, elle faillit obtenir le prestigieux prix Goncourt face à l’écrivain André Pieyre de Mandiargues. Republier un livre jadis goncourable n’est donc pas un pari bien risqué pour les deux éditeurs, mais l’importance de ce geste de préservation participe à la sauvegarde de la mémoire de l’écrivaine. Et cela n’a pas été en vain, car la nouvelle édition du Chemin de fer a remporté le prix Mémorable en 2022, un honneur qui salue chaque année une œuvre singulière rééditée.

Le roman, d’abord publié aux éditions Gallimard, est d’une originalité folle. Une jeune fille décide de quitter son emploi de « femme de ménage » pour devenir « une libre ». Celle qui était logée et nourrie dans une famille aisée abandonne les tâches domestiques et la sécurité matérielle pour vivre sa vie comme elle l’entend. On la suit dans ses errances parisiennes avec ses paquets sous le bras durant trois jours et deux nuits. Durant son périple, elle est jugée et méprisée par tant de personnes rencontrées sur son chemin! Ces gens tentent de la dissuader de mener à bien son projet en s’octroyant le droit de statuer sur ce qui est bon pour elle. L’aspect pécuniaire devient alors un argument pour ses détracteurs et détractrices, qui la poussent à revenir sur le « droit chemin ». Sans patron ni dessein particulier, elle vit chaque minute à sa manière, décidant selon ses humeurs de la suite de la journée. Renata n’importe quoi est d’autant plus fascinant que la forme est finement réfléchie par Guérard. L’écriture est libérée de toute contrainte et aucun point ne vient terminer les phrases, qui semblent toujours en fuite. Un long monologue court sur les pages et constitue une palpitante odyssée. Ce texte quasi philosophique est proche de la comédie de mœurs et il permet de nous questionner sur le sens du travail et l’importance du libre arbitre dans nos existences, mais aussi sur notre rapport viscéral à la consommation.

Avant la publication de cet hymne à la liberté, l’écrivaine avait déjà publié en 1955 un premier roman aux éditions de La Table ronde. Avec Ces princes, Guérard raconte la grave et sinueuse histoire d’amour entre deux hommes. Lors d’un souper mondain, Antoine Villaert, un étudiant polytechnicien à l’âme d’artiste, fait la connaissance d’un général de l’armée française. L’homme militaire est dans la force de l’âge et assume complètement son homosexualité tandis que le jeune Antoine est en pleine construction de son identité. Leur rencontre est d’abord maladroite, laissant Antoine embarrassé par son propre manque de naturel devant les convives aux opinions bien trempées. Puis viennent les retrouvailles, plus légères et intéressées, qui sont l’occasion d’approfondir leur personnalité. Liés par un goût semblable pour la culture et les arts, ils développent rapidement une amitié qui s’avère troublée par d’autres désirs. Au départ, les sentiments ne sont pas accordés, mais le lecteur ou la lectrice devient le témoin de la construction d’une passion commune. Sans jamais mettre l’accent sur l’orientation sexuelle ni sur les conséquences d’une telle union à l’époque, Guérard pose plutôt la question des intermittences du cœur. L’inconséquence, le refus, la jalousie et l’ego sont les ingrédients tout indiqués pour rendre plus savoureuse la recette de l’amour. Les deux hommes, dont l’âge et les engagements diffèrent, sont vite surpris par la guerre et les obligations militaires. Ce premier livre s’ancre dans une tradition stendhalienne du roman où l’expression égotique est à son paroxysme. Il s’agit ici de peindre les mouvements d’un émoi et d’en dégager toute la charge dramatique.

Voilà donc deux ouvrages complètement différents, tant sur le fond que la forme, mais qui gravitent autour du même thème : le besoin d’être libre. Que ce soit la liberté affective ou le besoin d’indépendance, Guérard exploite de manière radicale son sujet jusqu’à la décadence. Elle rejette les diktats imposés par la société et célèbre une vie sans contraintes. Mais qui est Catherine Guérard? Ne reste d’elle qu’une courte biographie éditoriale et quelques photographies. Après la publication de ses deux romans, elle a quitté la scène littéraire en refusant toute demande d’entrevue. Elle aura fait de sa vie la suite logique de son œuvre littéraire. Celle que l’on qualifie de météore dans le ciel des lettres françaises a su laisser flotter un halo dont le rayonnement s’est rendu jusqu’au Québec. Il serait dommage de ne pas profiter de sa lumière!

Photo : © Jacques Sassier/Gallimard, 1967

Dans la poche – Numéro 142

Tous des loups
Ronald Lavallée, Fides, 368 p., 19,95$
Récompensé du prix Saint-Pacôme du roman policier en 2023, ce roman dépaysant s’avère « à la fois un polar haletant, un grand récit d’aventures et un hymne à la nature sauvage », selon le libraire André Bernier. En 1914, Matthew, un jeune policier idéaliste, rigoureux et téméraire, affecté dans le Nord canadien et confronté à l’intolérance et aux préjugés, perd peu à peu ses illusions. Dans ce village isolé et peu habité, ses collègues ne semblent guère enclins au travail, et certains semblent même fraterniser avec les trafiquants. Un meurtrier en cavale en profiterait pour se terrer dans les environs après avoir tué sa femme et son enfant. Matthew entreprend de le traquer, mais cette chasse à l’homme dans un environnement austère s’éternise et ébranle ses convictions.

La révolution d’Agnès
Jean-Michel Fortier, BQ, 184 p., 12,95$
« Voilà un titre de haute voltige, riche d’un humour mordant et d’une narration pétillante! », selon le libraire François-Alexandre Bourbeau. En 1969, un cuirassé, avec à son bord un équipage entièrement féminin, vient d’amarrer près du rocher Percé. Pourquoi ce bateau est-il là? C’est ce qu’aimerait bien savoir madame Sergerie, la logeuse d’Agnès, nouvelle venue dans la région. Et où est passé Steven Norton, l’amoureux de madame, qui a disparu de la maison? Quand Agnès et madame Sergerie comprennent ce qui se trame avec le navire, elles souhaitent faire partie de la mission. Avec une histoire déjantée, des personnages colorés, des plans rocambolesques et des secrets enfouis, ce roman étonnant et un brin fantaisiste aborde les luttes féministes de façon originale.

Jardin radio
Charlotte Biron, Le Quartanier, 136 p., 13,95$
À 24 ans, au moment où elle s’apprête à amorcer son doctorat, la narratrice apprend qu’elle a une tumeur à la mâchoire. Après plusieurs opérations pour l’enlever, puis reconstruire l’os, elle est en convalescence chez sa mère, seule et isolée du monde. Pendant que les jours se répètent, elle se sent improductive, en pause, puisqu’elle ne peut ni parler, ni lire, ni travailler, elle écoute donc la radio. Écrit par fragments, ce premier roman intime et émouvant esquisse la trame des voix, des sons et des bruits qui l’habitent, qui remplissent le silence, imposé par sa condition. Cette présence l’apaise, rompt la solitude et comble un vide. C’est aussi l’occasion de réfléchir aux contrecoups de la maladie, ainsi qu’au rapport au corps, à la fragilité, à la douleur, à la peur et au temps.

La Cité des nuages et des oiseaux
Anthony Doerr (trad. Marina Boraso), Le Livre de Poche, 808 p., 18,95$
Qu’est-ce qui relie Anna et Omeir, coincés dans le siège de Constantinople au XVe siècle, Zeno, un vieillard qui monte une pièce de théâtre avec des enfants, Seymour, un ado autiste qui rêve d’écoterrorisme, et Konstance, qui consulte la bibliothèque immersive du vaisseau spatial dans lequel elle vit, et qui se dirige vers une autre planète? La fabuleuse plongée à travers le temps qu’est La Cité des nuages et des oiseaux et qui entremêle les mythes aux enjeux actuels. Sa toile de fond est celle d’un manuscrit, porteur d’espoir et de sagesse, qui apparaît dans les mains d’une fillette lors du sac de Constantinople et qui laisse encore des traces, des siècles plus tard, en 2146, dans un vaisseau en partance pour un monde meilleur. Véritable hommage à la littérature, labyrinthe aux dédales fascinants, La Cité des nuages et des oiseaux, couronné du Grand Prix de littérature américaine, est à la fois une fresque historique et un roman aux allures dystopiques.

Fille de samouraï
Etsu Inagaki Sugimoto (trad. René de Cérenville), Bartillat, 332 p., 26,95$
Impossible de ne pas ressentir le poids des traditions en lisant l’autobiographie d’Etsu Sugimoto. Elle y raconte les splendeurs et lourdeurs d’être fille de samouraï dans un Japon en pleine transition. De l’époque féodale à la restauration de Meiji, elle vécut une éducation extrêmement stricte sans bénéficier des avantages que son statut social apportait normalement aux garçons. Sans pathos ni nostalgie, elle présente ses souvenirs comme nombre de petits tableaux et scènes du quotidien. Au cœur de la campagne japonaise ou du tumulte des jours de fête, on s’introduit chez cette famille qui tente de concilier ses coutumes ancestrales avec la vie moderne. Etsu a dû quitter son pays pour les États-Unis avant de livrer ce brillant témoignage, d’une étonnante justesse, sur la condition des femmes de son milieu. Les éditions Bartillat proposent la réédition de ses mémoires, publiés d’abord en 1925, qui s’imposent aujourd’hui comme un classique de la littérature féministe. Alexandra Guimont / Librairie Gallimard (Montréal)

Le syndrome du spaghetti
Marie Vareille, Pocket jeunesse, 346 p., 15,95$
« Notre existence aurait pu être tranquille, droite et linéaire comme un spaghetti cru, mais la vie fait des destins tout tracés ce que la cuisson fait aux spaghettis : elle les emmêle, parfois elle les rompt sans prévenir et parfois elle entrelace des destinées qui n’auraient jamais dû se croiser. » Athlète de basket, Léa, 16 ans, rêve de pratiquer son sport professionnellement. Son père, qui l’entraîne, voit grand pour elle également. Mais ce dernier meurt subitement emportant avec lui tous les espoirs de Léa. En plus d’apprivoiser la vie sans lui, Léa doit faire le deuil de ses rêves sportifs en apprenant qu’elle est atteinte elle aussi du syndrome de Marfan, comme son père. Alors que son monde s’écroule, elle rencontre Anthony, 17 ans, qui entrevoit de son côté peu d’horizons devant lui. Même s’ils n’ont de prime abord aucun point en commun, sauf la passion du basket, ils vont nouer une relation, ce qui aidera Léa à se reconstruire. Dès 14 ans

La semeuse de vents (t. 1) : La respiration du ciel
Mélodie Joseph, Folio, 384 p., 18,95$
Dans ce premier tome d’afro-fantasy féministe écrit par une Québécoise native de la Martinique, nous suivons la destinée d’Olive, 10 ans, qui part à la recherche de ses origines. Par chance, elle détient un caractère résolu, lui permettant de ne pas courber l’échine devant les enfants de l’orphelinat où elle aboutit. Parce qu’elle vient d’une contrée inconnue, la fillette est souvent rejetée, mais nouera des liens avec Astra, une enfant également en marge. Elles croiseront ensuite la route de Béryl, une capitaine d’aéronef qui n’a pas froid aux yeux. Olive découvrira qu’elle possède un pouvoir et, peu à peu, s’exercera à le contrôler. Si les littératures de l’imaginaire mettent en scène des mondes inusités, elles peuvent établir des parallèles avec notre propre Histoire, ouvrant la voie à de nouvelles projections. En choisissant délibérément de placer une héroïne au teint mat au centre de la quête, l’autrice Mélodie Joseph veut corriger l’occultation des figures féminines des récits fondateurs et donner une visibilité aux peuples noirs à qui on a voulu enlever toute forme de déterminisme. Un roman fort à l’écriture maîtrisée, dont la suite (tout comme initialement ce titre) est publiée au Québec chez VLB éditeur. En librairie le 17 avril

Polar : Place aux femmes québécoises!

Tout comme Louise Penny avec son inspecteur en chef Armand Gamache, certaines autrices ont créé un enquêteur masculin. Quant à Chrystine Brouillet, elle a préféré mettre en scène une détective qui vit une vie saine et simple. Catherine Sylvestre, Catherine Côté, Catherine Lafrance, Roxanne Bouchard, Geneviève Blouin et Maureen Martineau ont emboîté le pas en développant des personnages féminins forts, principaux ou secondaires, qui influencent l’évolution de l’intrigue.

L’une des rares autrices québécoises de cosy crime, Catherine Sylvestre, nous offre une série avec sa « vieille fille » qui se met le nez partout lorsqu’un possible crime se pointe. Ce personnage féminin fort (sympathique) qui apparaît dans La vieille fille et la mort (Alire) ignore les refus et les mises en garde du bel enquêteur Yves Tremblay pour parfois finir les pieds dans les plats. Dans sa soif de savoir et de comprendre, Catherine, la « vieille fille », fonce tête baissée et va au bout de ses idées, même les très mauvaises. Nous nous prenons d’affection pour cette femme têtue et son rigolo cacatoès.

Dans le roman policier d’enquête Brébeuf (Triptyque), Catherine Côté nous présente Suzanne Gauthier, un personnage féminin en avance sur son temps. Pendant que son mari se battait durant la Deuxième Guerre mondiale, elle est devenue journaliste d’enquête à une époque où les femmes commençaient à peine dans la police. À la demande du sergent-détective Marcus O’Malley, Suzanne et son mari Léopold, de retour du front et en stress post-traumatique, s’impliquent dans l’investigation portant sur les morts d’étudiants au Collège Jean-de-Brébeuf. Indépendante et forte, Suzanne ne s’en laisse pas imposer et continuera sur sa lancée dans la suite, Femmes de désordre (VLB éditeur).

Une autre enquête, celle-ci menée par le journaliste Michel Duquesne dans L’étonnante mémoire des glaces de Catherine Lafrance (Druide), se déroule à Saint-Albert où une jeune journaliste téméraire de l’hebdo local colle aux baskets de ce dernier. Avec les connaissances de son patelin et ses contacts, elle accompagne le journaliste montréalais dans sa quête de la vérité sur un incendie meurtrier suspect, qui s’avère plus complexe et sombre qu’il n’y paraît. Anne-Marie donne tout pour faire ses preuves et convaincre Duquesne qu’elle a la trempe d’une grande journaliste d’enquête à Montréal.

Pour sa part, Roxanne Bouchard nous introduit à Simone Lord, un personnage secondaire, mais solide et féministe jusqu’au bout des ongles dans La mariée de corail (Libre Expression), la suite de Nous étions le sel de la mer (VLB éditeur). Elle est une agente des pêches qui a dû prendre sa place à la dure dans un domaine très majoritairement masculin. Le policier Joaquin Moralès lui semble donc inutile à l’enquête et elle lui signifie clairement. Elle devra développer une relation de confiance avec Moralès avant de le traiter comme un policier compétent. Disons qu’il y aura des étincelles… Dans Le murmure des hakapiks (Libre Expression), Simone tient tête à des pêcheurs fiers-à-bras et louches, car elle refuse de servir de pantin et de répondre bêtement à des ordres donnés par des hommes.

Quant aux femmes tenant un rôle central, Geneviève Blouin nous en offre deux dans son roman Le mouroir des anges (Alire). La première, Miuri Mishima-Sauvé, est une sergente-détective de petite taille qui n’éprouve aucune difficulté à mettre au sol un colosse. Cette punkette originaire du Japon enquête avec Jacques sur une série de meurtres commis sur des femmes enceintes ayant décidé d’avorter. Miuri est directe, déteste perdre son temps et est la première au poste le matin. Elle se donne corps et âme dans l’enquête et ça rapporte. Nicole, la petite amie de Jacques, est la deuxième femme à ne pas s’en laisser imposer par la gent masculine. Ancienne championne d’arts martiaux mixtes, elle possède un gym où les policiers s’entraînent et elle travaille aussi comme secrétaire au poste. Nicole tient tête à son amoureux et tient à conserver son indépendance malgré ses sentiments pour lui. Cependant, un tracas lui fait manquer des signes de danger.

Les autrices québécoises Maureen Martineau et Chrystine Brouillet ont chacune écrit une série d’envergure avec une enquêtrice coriace et efficace, tout en étant profondément humaine. La première nous présente Judith Allison dans Le jeu de l’ogre, qui se vend en duo avec la suite, L’enfant promis (La courte échelle). Nouvelle recrue au Service régional d’Arthabaska, Allison tente de prouver que sa théorie, celle que les réponses à un crime sont contenues dans le précédent, tient la route. Lorsqu’elle a un doute ou un soupçon de piste, elle ne lâche pas facilement le morceau, au grand dam de son patron qui pense plus à son image qu’à la réelle résolution de l’enquête. Allison essaie de comprendre les protagonistes pour trouver la résolution la plus logique grâce aux indices recueillis. Quant à l’autrice à succès Chrystine Brouillet, elle compte maintenant près de vingt enquêtes de la détective Maud Graham depuis 1987. Cette dernière, femme complexée et sensible dans sa vie privée, se dévoile être sans pitié dans son travail. Elle respecte et apprécie son collègue Rouaix, mais finit toujours par faire à sa tête. Dans sa vie personnelle, Graham s’inquiète pour un jeune prostitué sauvage, Grégoire, qui refuse son aide. Elle fera son possible pour l’aider et le guider dans les méandres de sa vie de jeune adulte blessé et confus, nonobstant les murs qu’il érige autour de lui.

D’autres autrices de polar québécois méritent d’être lues, donc n’hésitez pas à explorer les petites pépites qui jonchent les tablettes maintenant fournies de suspense de chez nous.

Vagues d’inspiration

Photo : © Angelo Barsetti

Sylvie Drapeau
Comédienne et autrice, Sylvie Drapeau grandit sur la Côte-Nord près de l’eau et de son immensité avalante. Le premier de ses quatre romans biographiques, Le fleuve (Leméac, 2015), raconte la vie enjouée de « la meute », le petit groupe de sœurs et de frères aux élans joyeux, petits loups de mer tonitruants qui vont à la plage patauger dans le jeu des vagues. À un moment pourtant, les eaux signeront la césure des grandes peines; au cours d’une journée de baignade en famille, Roch, un des membres de la tribu, restera au fond des abysses. Cette noyade laissera de profonds stigmates en chacun et chacune, cicatrices que l’on retrouve en filigrane des autres livres, Le ciel (2017), L’enfer (2018) et La terre (2019), bien qu’ils n’abordent pas spécifiquement l’événement de l’eau. « Même après que la meute a été disséminée, l’océan m’aura, comme ça, toujours rappelée vers l’enfance, papa, maman, la meute et toi. Notre frère. » Le titre donné à la tétralogie sera d’ailleurs Fleuve puisque chaque tournant vécu conflue vers cette perte, pierre blanche de tout ce qui s’ensuivra, mais aussi parce que la nature même de l’eau est de poursuivre son mouvement, de faire confiance au rythme immuable des flots. Et lorsque la lumière du soleil miroite sa surface — au nord, c’est au lever du jour qu’elle se manifeste —, le fleuve, serti de ses meilleures intentions, porte en lui tout un gage de foi et de bonté.

Photo : © JL Bertini

Emmanuel Lepage
Dessinateur, scénariste et coloriste, Emmanuel Lepage est un artiste français hautement reconnu pour son style réaliste, son habileté au dessin et sa capacité à rendre compte des territoires rarement explorés sous la forme de reportages illustrés ou de fictions. En 2021, il fut d’ailleurs le premier bédéiste à recevoir le titre de Peintre officiel de la Marine. « Si j’aime autant la mer et dessiner des bateaux, c’est, je crois, parce que cela véhicule un imaginaire très fort, celui des marins. À chaque fois que j’ai embarqué, j’ai rencontré des gens très bienveillants et je me suis toujours trouvé à ma place », a-t-il dit en entrevue pour Ouest-France. S’il parle de son « embarquement », c’est qu’il a à quelques reprises pris la mer, notamment pour Voyage aux îles de la Désolation et La lune est blanche (réunis chez Futuropolis sous le titre Australes), entre autres aux côtés de son frère photographe, en direction des Terres australes et antarctiques françaises, à l’invitation de l’Institut polaire français. On lui doit aussi la trilogie épistolaire amorcée avec Les voyages d’Ulysse (puis ceux de Jules et d’Anna), où il nous embarque sur un bateau aux côtés d’un artiste de la fin du XIXe siècle, cherchant sa muse, Anna. Mais son œuvre maritime phare demeure assurément Ar-Men : L’enfer des enfers (Futuropolis, 2017), qui raconte l’histoire d’un célèbre phare français, grâce à l’un des derniers gardiens qui en relate les légendes, la poésie, la construction, les marins qui y débarquaient, la vie quotidienne des gardiens qui choisissaient ce « fond du monde », jusqu’à l’automatisation de certaines fonctions. Entre réalité, fiction et mythes, entre refuge, prison et rempart; Ar-Men tient ici debout, fier, au centre de la mer.

Photo : © Mathieu Rivard

Roxanne Bouchard
Dans les trois aventures mettant en scène l’enquêteur Joaquin Moralès, Nous étions le sel de la mer (VLB éditeur, 2014), La mariée de corail (Libre Expression, 2020) et Le murmure des hakapiks (Libre Expression, 2021), les enquêtes se marient au grand air, aux effluves de la mer et aux histoires de pêcheurs. On a l’impression de sentir l’air salin, de goûter l’eau salée et d’entendre le langage coloré des pêcheurs. Roxanne Bouchard s’est imprégnée de cet univers, ce qui transparaît dans son écriture. « J’embarquais sur des voiliers, entièrement bénévole, et je naviguais des semaines durant avec des équipages différents. On descendait le fleuve, le golfe, on fendait la baie des Chaleurs », a-t-elle révélé dans une entrevue entre nos pages. Dans le premier titre, le corps d’une femme a été repêché dans les filets d’un pêcheur en Gaspésie, tandis que dans le deuxième opus, c’est une capitaine de homardier qui a disparu avec son bateau. De son côté, le troisième titre se déroule littéralement principalement sur la mer. Au cœur de l’hiver, sur un chalutier des Îles-de-la-Madeleine en route pour la chasse au phoque même si une tempête se prépare, Simone Lord, l’agente des pêches, n’est pas la bienvenue et les membres de l’équipage ne semblent pas recommandables. Pendant ce temps, Moralès est sur un autre bateau en direction de la Gaspésie, sans savoir que Simone est peut-être en danger. Dans ce polar, on ressent la houle, le froid et la puissance du vent et des marées.

Photo : © Carl Lessard

Dominique Fortier
« La mer m’inspire à retardement. […] Elle continue de m’habiter longtemps après que je l’ai quittée. Et c’est l’hiver à Montréal que je vais être capable d’écrire sur la mer », a dit Dominique Fortier en 2020 à l’émission Dessine-moi un été à ICI Première en parlant de ses étés qu’elle passe dans le Maine. L’écrivaine a d’ailleurs écrit une ode à la beauté de la mer dans le livre jeunesse Une histoire dans une bouteille (La Bagnole, 2023) et elle a mis en scène l’expédition de deux navires dans les eaux froides de l’Arctique dans Du bon usage des étoiles (Alto, 2008). Dans Au péril de la mer (Alto, 2015), elle s’intéresse à l’histoire du Mont-Saint-Michel, érigé entre le ciel et la mer, un lieu qui l’émerveille, qui était jadis reconnu comme la Cité des livres, et où la narratrice cherche l’inspiration. À une autre époque, un peintre se remémore une femme qu’il aimait. Entre un roman et un carnet d’écriture, cette œuvre, qui rend un vibrant hommage aux livres, navigue dans les eaux de l’histoire et de la création, erre entre la petite et la grande histoire, avec en filigrane la mer, qui permet au Mont d’être « debout au milieu de l’eau », lorsqu’il devient une île deux fois par jour grâce aux marées. « J’ai pressé le pas car la mer allait bientôt monter et Robert m’a prévenu cent fois que les marées prennent d’assaut le Mont plus vite qu’un cheval au galop. »

Photo : © Maxyme G. Delisle

Hélène Dorion
La poète, essayiste et romancière Hélène Dorion, qui a été inspirée par la mer entre autres dans Portraits de mers (La Différence, 2000) et Jours de sable (Leméac, 2002), s’est rendue sur une île pour écrire notamment Recommencements (Druide, 2014) et L’étreinte des vents (PUM, 2009). Pour ce dernier titre, elle médite sur les liens entre les êtres, sur ce qui les fait tanguer, une quête à l’image de l’île où elle se trouve : « Pour écrire sur ce qui nous lie et nous délie, ce qui se noue et se dénoue, se rompt brutalement et nous jette au cœur du remous, de ces failles qui peuvent devenir des brèches par lesquelles renaître à nous-mêmes; pour explorer l’ampleur et l’intensité de ces mouvements intimes, je suis venue dans un lieu qui en est aussi le reflet. Une île, au bout d’un vaste continent. » L’eau comme métaphore de la vie et de l’écriture, avec ses mystères insondables, ses beautés comme ses vagues houleuses, se retrouve également dans Pas même le bruit d’un fleuve (Alto, 2020). Après le décès de sa mère, Hanna découvre ses carnets et essaie de comprendre celle qui semblait souvent absente de sa propre vie. Pour ces retours dans le passé, Hanna longe la route qui borde le fleuve Saint-Laurent jusqu’à Rimouski et elle s’attarde entre autres au premier amour de sa mère mort en mer sur son voilier et au naufrage de l’Empress of Ireland en 1914. Dans ce roman qui retrace l’histoire de plusieurs naufragés, le fleuve, porteur d’une mémoire individuelle et collective, évoque donc le chemin qu’emprunte Hanna vers son histoire et celle de sa mère. Il représente aussi les tumultes et les recommencements qui jalonnent l’existence.

Mer et océan comme jamais vous ne les avez vus

Meurtre sur l’île des marins fidèles
Hubert Haddad, Zulma, 224 p., 21,95$
On assiste ici à un jeu intéressant entre L’île au trésor de R. L. Stevenson et un roman contemporain, lequel reprend notamment les prémices du classique. Une auberge dont l’aubergiste agonise, d’étranges activités, un contre-amiral qui vocifère, une carte au trésor, la mer au loin. Mais voilà qu’Haddad y met bien entendu son grain de sel, inventant l’histoire — qui frôle parfois de près les mythes, au bonheur du lecteur — d’un cinéaste qui tourne une adaptation du célèbre roman et qui est allé jusqu’à construire une réplique exacte du bateau, qui prendra la mer. Il s’agit d’une récente réédition en format de poche du roman original paru en 1994. En librairie le 17 avril

 

La grande mer
David Abulafia (trad. Olivier Salvatori), Les Belles Lettres, 800 p., 66,95$
David Abulafia, en véritable conteur, nous convie à la découverte de l’histoire de la mer Méditerranée, celle des peuples qui l’ont habitée, des guerres et des pirates qui l’ont parcourue, de l’histoire de ses berges et littoraux, des mystères de ses îles et de son attractivité touristique. De 1200 av. J.-C. jusqu’au milieu du XXe siècle, on parcourt ses eaux à la conquête de son histoire et on en découvre l’immense diversité (linguistique, ethnique, religieuse et politique) et une multitude d’anecdotes. Cet essai historique, complet, accessible et fouillé, ravira les amateurs d’histoire en les éclairant sur cet exceptionnel lieu de rencontres.

 

Avec les fées
Sylvain Tesson, Équateurs, 216 p., 41,95$
Sylvain Tesson, amateur de nature et de mots, s’aventure avec des amis sur la mer, en voilier, allant des côtes des Asturies jusqu’au nord de l’Écosse. Ils mettent ici et là pied à terre, pour mieux se rapprocher du merveilleux. Car dans ses paysages grandioses, le fil conducteur qu’il fait suivre au lecteur est celui des mythologies celtiques et de ses fées sorties du merveilleux. Il convoque les grands de la littérature, des poètes romantiques anglais à Nicolas Bouvier, s’embrase des paysages et des mots et offre un voyage tout en fulgurance.

 

Le voyage du Salem
Pascal Janovjak, Actes Sud, 204 p., 38,95$
Au Québec, on connaît Pascal Janovjak pour être celui dont l’incroyable correspondance avec Kim Thúy a été publiée dans À toi. Cette fois, l’auteur de talent met sa plume au service d’une histoire complètement hallucinante : celle d’un immense cargo remplit de 200 000 tonnes de pétrole brut qui s’enflamme et coule au large des côtes du Sénégal. Sans jamais qu’il n’explose, sans jamais qu’aucune marée noire ne remonte… Janovjak tente de faire la lumière sur cette histoire, toujours auréolée de mystère, en imbriquant ses recherches personnelles, des bouts de l’enquête officielle et une part de romanesque. Et un peu de lui et de sa sensibilité, bien entendu.

 

La baleine : Une histoire culturelle
Michel Pastoureau, Seuil, 154 p., 35,95$
Et si on plongeait aux côtés du cétacé qui a fasciné tant de peuples, de l’âge du bronze jusqu’au moment présent? Dans ce livre richement illustré, Michel Pastoureau invite les néophytes curieux à suivre l’histoire — européenne seulement puisqu’il s’agit de son champ d’expertise — de la baleine, à travers ses migrations, sa diabolisation par le christianisme médiéval, sa démystification par les auteurs modernes, sa place dans l’art, son histoire liée à celle de la navigation, puis la place qu’elle occupe aujourd’hui, grâce à la science contemporaine, comme emblème de la planète en péril.

 

Portraits du Saint-Laurent : Histoire des pêches et récits maritimes
Hélène Raymond, MultiMondes, 240 p., 32,95$
Rarement nous aurons vu le fleuve Saint-Laurent et ce qu’il recèle sous cet angle : Hélène Raymond nous entraîne à travers son histoire, ses saveurs et sa faune vivante afin que nous puissions renouveler notre regard sur ce « coin de mer » qu’est notre Saint-Laurent. Dans ce livre richement illustré, elle démontre pleinement que pêcher en milieu sauvage signifie associer « nature, culture, savoir-faire et savoir populaire, saisonnalité, échange, travail en mer et sur terre ». Elle aborde la question de la gestion des ressources et dresse ainsi une ode majestueuse à ceux qui travaillent dans le secteur de la pêcherie.

L’ivresse du large

Prendre le large houleux
Jules Verne est le porte-étendard incontesté des récits d’exploration, et la navigation y occupe une place de choix. Voyages et aventures du capitaine Hatteras, Le sphinx des glaces, Mistress Branican, Le Chancellor… La liste est encore longue. Mais c’est Les enfants du capitaine Grant (Le Livre de Poche) qui demeure, à mon avis, l’œuvre de Verne qui englobe le mieux chacune des facettes de la vie en mer, où naviguer est à la fois un art, un rite de passage, une distinction et un crime. (D’ailleurs, Alexis Nesme en a tiré une adaptation zoomorphe magistrale en BD, qui capture parfaitement l’essence du roman.) Lorsqu’un riche lord écossais découvre en pleine partie de pêche, dans le ventre d’un requin, un lot de lettres d’appel à l’aide de prime abord incompréhensibles et écrites de la main d’un capitaine réputé, il entreprend de se lancer à sa rescousse, accompagné des enfants dudit capitaine. Mais l’entreprise est parsemée de dangers. Cartes incomplètes, voies infranchissables, tempêtes homériques, protagonistes hostiles… La question de l’honneur, chérie de Verne, revient lorsqu’un collaborateur révèle son identité et projette de s’emparer du navire du bienfaiteur, de se débarrasser de l’équipage et d’écumer les mers à sa guise. Verne, comme ses personnages, condamne les forbans. Ultimement, et malgré ce que l’Histoire nous a malheureusement appris, Verne prend le parti de la navigation pour la science, la postérité et la découverte, même s’il faut fermer les yeux sur les chapitres obscurs fréquents… En effet, durant l’âge d’or de la navigation, la fébrilité de l’exploration côtoie la fourberie de la possession sous la même ombre de noblesse. Pour poursuivre la recherche, lisez Et que celui qui a soif, vienne de Sylvain Pattieu (Babel), un reflet plus grand que nature de ce pan de l’histoire.

Illustration tirée du livre Les Campbell (t. 1) (Dupuis) : © José Luis Munuera

Une question de perspective
Vivre sur les navires, certes, mais aussi vivre des navires. Car, s’il y en a qui prennent la mer, il y en a aussi qui restent à terre et survivent grâce aux épaves, involontaires ou pas. Dominique Scali brosse un portrait incomparable des navigateurs, écumeurs et naufrageurs dans Les marins ne savent pas nager (La Peuplade), un roman fabuleux qui emprunte aux grandes œuvres du genre. Sur l’îlot fictif d’Ys, minuscule royaume d’irréductibles que se jalousent les nations du monde, personne ne sait nager. Et comme les résidents sans statut vivent sur les berges, bannis de la cité royale fortifiée, la montée des eaux s’occupe lugubrement de la gestion de la population. Cependant, même les marins les plus décorés finissent tôt ou tard par s’abîmer en mer en piètres mortels, au bonheur des résidents des berges qui volent et revendent les cargaisons. Pirates en mer comme sur terre, profiteurs des biens d’autrui, avec l’avarice plantée dans les pupilles. Envie de poursuivre l’aventure? Lisez Le port des marins perdus de Teresa Radice et Stefano Turconi (Treize étrange), une BD formidable qui tient à la fois du récit de navigation, du suspense historique et de la tragédie fantastique!

Le mythe gros comme le bras
Les pirates sont plus grands que nature, et leur représentation dans la culture populaire découle souvent davantage de la légende que de la véracité. (Parmi les idées reçues, notons le supplice de la planche, le perroquet sur l’épaule et les trésors enfouis.) Une chose est certaine : les marins tous confondus sont véritablement élevés au statut de héros, mais ils ne sont pas pour autant vertueux. Crimes, atrocités et autres bassesses sont monnaie courante dans les sphères de la navigation, au nom des forbans comme au nom des royaumes. Mais, malgré leur domaine d’activités et les séismes occasionnés, les pirates adhèrent à un code d’honneur précis, et la plupart servent les intérêts de leur nation. L’Angleterre, réputée pour ses expéditions navales, mettait autant d’espoir — et investissait autant d’argent — dans sa marine que dans ses chiens de mer, car qui d’autre aurait osé attaquer les navires espagnols chargés d’or… L’histoire mondiale des pirates, de la National Geographic, contient une mine d’informations fort accessibles sur les flibustiers, grandioses ou méprisables à votre humble avis. D’ailleurs, la série BD Les Campbell de José Luis Munuera (Dupuis) constitue une incroyable porte d’entrée pour quiconque souhaite comprendre la piraterie plus en détail, sans plonger dans les encyclopédies.

Extrait tiré de Jim Hawkins (t. 2) (Ankama) : © Sébastien Vastra

D’onde en onde
Mais pourquoi empêcher la fantaisie quand nous pouvons rêver de maelströms, de krakens, de sirènes et de cavernes en forme de crâne! Côté jeunesse, Gérard Moncomble et Frédéric Pillot unissent leurs forces le temps de Balbuzar (Éditions Daniel Maghen), un album somptueux empreint de gloire, de rancune, de solitude et de solidarité. Découvrez aussi Les terreurs des mers de Frédéric Brrémaud et Giovanni Rigano (Vents d’Ouest), une série BD sympathique où de jeunes naufrageurs sont embarqués malgré eux dans une aventure maritime immense. Côté adultes, plongez dans l’adaptation animalière Jim Hawkins de Sébastien Vastra (Ankama), qui reprend L’île au trésor de Robert Louis Stevenson sous la lunette du voyage et de ses remous. Sachez qu’il existe aussi les séries maritimes Bolitho d’Alexander Kent (Libretto) et Les aventures du capitaine Alatriste d’Arturo Pérez-Reverte (Points), où fiction et histoire s’entremêlent au rythme d’une uchronie navale d’envergure. Ne manque qu’un verre de rhum en main et le CD Aquarius de Haken dans les écouteurs, et vous voilà complètement transportés.

Des livres pour outiller les lecteurs

IDENTITÉ DE GENRE
Dans la nuit tu te dévoiles
Isabelle Jameson et Sylvain Cabot (Les 400 coups)
Ce roman graphique, à mi-chemin entre l’album et la BD, explore avec une grande finesse ce que vit un jeune, en pleine puberté, alors qu’il ne se sent pas lui-même dans son corps de fille et que la puberté s’impose malgré tout à lui. On assiste ainsi à son cheminement intérieur ainsi qu’aux différentes façons dont il exprimera à sa famille et aux gens de sa classe comment il se sent. Tout y est positif et abordé avec bienveillance. Dès 9 ans

L’HYPERSENSIBILITÉ
Lucien supersensible
Marie-Ève Leclerc-Dion et Anne-Julie Dudemaine (Québec Amérique)
Il est parfois difficile pour ceux qui n’ont pas côtoyé un enfant hypersensible de comprendre en quoi bon nombre de petites choses — étiquettes, odeurs, sons — peuvent l’affecter. Ce livre aborde le tout sous l’angle de la « supersensibilité », plutôt que l’« hypersensibilité », donnant ainsi du pouvoir — plutôt qu’en en retirant — à l’enfant sensible. Avec un humour totalement assumé, cet album démontre comment Lucien arrive à trouver, à l’odeur, ses amis, comment il peut savoir que le yogourt n’est plus bon, comment il retrouve la boucle d’oreille de sa mère, etc. En utilisant ses sens, plutôt qu’en en subissant seulement les extravagances, Lucien acceptera sa différence. Dès 4 ans

LE BÉGAIEMENT
Moïse, l’athlète de la parole
Stéphanie G. Vachon et Jenny Bien-Aimé (Station T)
Écrit par une orthophoniste, cet album suit le parcours de Moïse, dont le bégaiement a toujours été tabou dans sa famille. Mais voilà qu’un jour, les choses changent, et il rencontre un professionnel qui l’aidera à accepter son bégaiement et lui donnera des trucs afin de le dépasser. Moïse est un joueur de soccer qui doit également apprendre à s’affirmer, sur le terrain comme dans la vie. Cet album tout en réconfort et aux couleurs chaudes ouvrira la discussion avec l’enfant et conscientisera également les lecteurs. Dès 4 ans

LA DIFFÉRENCE
Quelqu’un comme toi
Helen Docherty et David Roberts (trad. Christiane Duchesne) (La Pastèque)
C’est tout en couleurs éclatantes, en joie, en espoir et en folie que les thèmes de la solitude et de la différence sont ici traités. Grâce à un texte lyrique, on expose au petit lecteur les actions pleines de gentillesse qui peuvent être posées envers une autre personne, on rappelle qu’on se sent mieux quand on sait que quelqu’un se soucie de soi, que quelque part, dans le monde, il existe quelqu’un qui aime les mêmes choses, qui a peur des mêmes choses, qui rit aux mêmes blagues. Mais, pour trouver cette personne, il faut aller à la rencontre des autres, les bras comme l’esprit ouverts! Dès 5 ans

L’ÉCOANXIÉTÉ
Les visages de l’écoanxiété
Inês Lopes (Écosociété)
Ce livre, de la collection d’essais destinés aux adolescents d’Écocosiété (Radar), fait un tour d’horizon de ce que l’écoanxiété peut prendre comme formes et comme manifestations. En abordant frontalement cette émotion qui affecte un nombre grandissant d’adolescents, l’autrice valide le ressenti (les nombreuses « écoémotions ») de ses lecteurs, les outille pour accueillir leurs émotions difficiles, et s’assure de faire également une place à l’espoir. Ce pour quoi elle aborde aussi des actions et stratégies pour prendre soin de l’environnement, chacun à sa mesure. Dès 13 ans

LE RACISME
Ntangu
Malika Tirolien et Kiara Thompson (Fonfon)
Née à Montréal, Ntangu a 10 ans et de la difficulté à se sentir à sa place à l’école. Les gens ne prononcent pas adéquatement son nom, veulent toucher ses cheveux crépus, rient de son nez, bref, les piqûres (microagressions) sont nombreuses. Et, parfois, elles viennent même des professeurs qui ne s’en rendent pas compte! Mais, un jour, une nouvelle fille débarque dans sa classe : Djenaba, dont le nom signifie « celle qui porte secours ». Elle lui apprendra à s’accepter et à ne surtout pas accepter ce que les gens disent au sujet de sa couleur de peau, de l’origine de ses parents ou de ses cheveux : oui, elle est différente, et elle leur montrera qu’elle en est dorénavant fière! Dès 5 ans

LA DÉPENDANCE
Pulsions
Kim Messier (De Mortagne)
L’autrice est enseignante au secondaire et ce roman est inspiré de l’expérience de certains de ses élèves aux prises avec une dépendance à la pornographie. En alternant entre le point de vue d’une fille et celle d’un garçon, elle met en scène la spirale dans laquelle est pris un sportif, en apparence qui a tout pour être heureux, qui trompe sa blonde en raison de sa difficulté à gérer ses pulsions sexuelles, mais également toute la peine que cela cause à ses compagnes. Dès 16 ans


Illustrations tirées de Quelqu’un comme toi de Helen Docherty (La Pastèque) : © David Roberts

Ces figures littéraires qui consacrent leur cœur à la mer et aux rivières

SIRÈNE
Aycayia, dans La sirène de Black Conch, de Monique Roffey (Mémoire d’encrier), est maudite depuis un nombre de siècles incalculables, condamnée à errer dans la mer des Caraïbes dans son corps de sirène. Mais la voilà qui est attirée à la surface par le son de la musique produite par un pêcheur solitaire, David. Lorsque ce dernier la voit, elle dont les « longs cheveux noirs pareils à des cordes, couverts d’écume de mer et parsemés d’anémones et de conques de lambi » encadrent la peau rouge, et non bleue « comme un satané poisson », il sent quelque chose en lui prendre feu, il se sent choisi. Amoureux. Lorsque des touristes américains la captureront, David ira au secours de celle qui porte le nom d’Aycayia, et la libérera. Mais pas seulement des mains des malfrats, car, peu à peu, la sirène redeviendra femme, en même temps que le couple découvrira l’impasse de la malédiction, la grandeur de la destruction des hommes… Inspirée d’une légende taïno, cette histoire narrée d’une plume riche et sensuelle offre différents points de vue de personnages issus de la société trinidadienne et parle d’inégalités sexuelles et raciales, de l’héritage du colonialisme, de cruauté. La sirène est-elle le véritable monstre de cette histoire?

« Toi-même, si tu le désires, tu pourras écouter les Sirènes, mais laisse-toi auparavant attacher les pieds et les mains au mât de ton navire rapide; laisse-toi charger de liens, afin que tu puisses te réjouir en écoutant la voix de ces Sirènes enchanteresses. »
– Odyssée, Homère

Trois autres livres mettant en scène des sirènes
On retrouve également la créature marine enchanteresse dans Le musée de la sirène (Points), signé Cypora Petitjean-Cerf, un récit aux allures de fable sur la conquête de soi-même. On y rencontre une artiste qui, dans un restaurant chinois, plonge la main dans un aquarium pour en voler une sirène qu’elle installera dans sa salle de bain. Elles s’apprivoiseront tranquillement, la présence de la sirène aidant la peintre à prendre de plus en plus d’assurance et à s’émanciper. On retrouve une autre sirène dans une baignoire, cette fois dans le roman de Mathias Malzieu, Une sirène à Paris (Le Livre de Poche). Ici, c’est un jeune homme, Gaspard, qui trouve sur les quais une « poisson-fille » blessée et choisit de l’amener chez lui. La sirène a beau lui expliquer que les hommes qui entendent sa voix meurent après être tombés amoureux, Gaspard fait la sourde oreille : depuis une rupture, il est immunisé. Il la prend donc sous son aile, avec toutes les embûches que cela occasionnera. Car sous la plume de Malzieu, ces prémices sont celles d’un roman empreint de magie, de romantisme et d’énormément de fantaisie, bien entendu. On délaisse l’époque contemporaine et on plonge en 1785 avec La sirène, le marchand et la courtisane (10/18), d’Imogen Hermes Gowar, un roman qui fut comparé à celui de Jessie Burton, Miniaturiste. La sirène du titre a été pêchée dans les filets d’un navire britannique, et ramenée à Londres chez le propriétaire du bateau, M. Hancock, le marchand du titre. Ce dernier, veuf solitaire et reclus, comprendra rapidement qu’il peut en tirer de l’argent et se laissera prendre à son tour dans un filet, celui d’une mère maquerelle qui veut organiser de flamboyants spectacles autour de la créature des mers et qui mettra sur la route du veuf une courtisane — le dernier personnage du titre — qui, comme le marchand, aspire à une vie meilleure. Où donc cette sirène, dont les pouvoirs sont réels, les mènera-t-elle tous?

Un ouvrage jeunesse à découvrir
Le royaume de Lénacie, de Priska Poirier (De Mortagne)

Un extrait d’un classique
La petite sirène, d’Andersen (traduit du danois par Jacques Privat)

« Pour elle, nulle joie n’était plus grande que d’écouter les histoires du monde des hommes, là-haut. Leur vieille grand-mère devait alors leur raconter tout ce qu’elle savait sur les navires et les villes, les hommes et les animaux; surtout, elle trouvait étrange et merveilleux que là-haut, sur terre, les fleurs aient un parfum car, tout au fond de la mer, elles n’en avaient pas, ou que les arbres soient verts et que les poissons que l’on voyait dans les branches chantent si joliment et si haut que c’en était un vrai plaisir. Leur grand-mère les appelait des poissons, car autrement, elles n’auraient pas pu comprendre, puisqu’elles n’avaient jamais vu d’oiseaux. »

MARIN
Les personnages de marins sont plus souvent des hommes que des femmes. Même le Larousse exclut de sa définition la possibilité qu’une femme puisse exercer ce métier. Mais Catherine Poulain, écrivaine française qui s’est elle-même hissée sur les ponts flottants, place au cœur de son roman Le grand marin (Points) une femme d’équipage du Rebel, ce bateau alaskain qui ne prend à son bord que ceux qui ont du cœur au ventre et savent trimer dur. Pour le prouver, les marins doivent affronter les rafales puissantes du vent et les vagues qui se fracassent, les hameçons et les cages qui ne se gênent pas pour les faucher, l’humidité constante, le manque de sommeil, le peu de nourriture de qualité. Ainsi, parmi ces hommes qui sentent la mer et le poisson, qui sont larges, costauds, hirsutes et qui crient avec une force incroyable, se faufile le personnage de Lili, dit « le moineau ». Ce petit bout de femme tendue comme la corde d’un arc brave la vie autant que la mort dans un monde où tout tangue, mais où l’on ne peut que se tourner vers soi-même pour se tenir debout. « Je veux me battre, […] j’veux aller voir la mort en face. Et revenir peut-être. Si je suis capable », dira celle qui mangera des cœurs de flétan, encore chauds, encore battants, peinturera de nombreuses fois la ville en rouge, ravalera ses larmes en silence en se brisant les côtes, croira mourir, perdra espoir en la nature salvatrice de l’Alaska, entreverra que cette terre n’est peut-être qu’une chimère de plus. Mais dès lors qu’elle repose les pieds sur le quai du Rebel, elle se rappelle pourquoi elle souhaitait tant, en arrivant, qu’un bateau l’adopte. « Embarquer, c’est comme épouser le bateau le temps que tu vas bosser pour lui », lui dira un jour un homme des mers. Pour le meilleur et pour le pire. Ce roman démontre à quel point le métier de marin peut en être un de l’extrême, notamment en raison des eaux houleuses, mais aussi de ce qui pousse, pêche après pêche, les êtres à y remettre le pied; chacun possède son propre cerbère à terrasser.

Trois autres livres mettant en scène des marins
Dans Le marin de Gibraltar (Folio), Marguerite Duras nous plonge dans un récit qui joue habilement avec les contradictions : une femme parcourt la mer à la recherche du marin de Gibraltar, « un homme qu’elle a aimé et qui a disparu, qui est peut-être mort ou qui se cache ». Un autre homme, qui a choisi de prendre sa vie en main, s’embarque alors aux côtés d’elle sur le bateau et parcourt à ses côtés les distances entre la France et le Maroc, jusqu’au Congo. L’amour naît entre eux. Mais le jeu cruel est le suivant : s’ils sont ensemble sur l’eau, c’est pour rechercher le marin. Et s’ils le trouvent, c’est que leur histoire prend fin… L’auteur américain William Styron lève le voile sur les dessous des soldats de la marine américaine dans À tombeau ouvert : Cinq histoires du corps des Marines (Folio), qui regroupe des nouvelles dont deux s’attardent spécifiquement à la vie de marin soldat, aux longues attentes, aux désœuvrements ressentis, aux responsabilités qui font perdre pied, à la peur tenace de mourir sans avoir réellement encore vécu, à l’ambiguïté de la guerre… « Non, le corps des Marines n’est pas fait pour un homme comme moi, lent et contemplatif », écrira Styron, engagé dans le corps d’élite alors qu’il commençait tout juste sa carrière d’auteur. On vous invite finalement à lire la biographie romancée Al-Najdi le marin (Actes Sud), de Taleb Alrefai, qui nous plonge dans la vie du capitaine (1909-1979), petit-fils symbolique de Sindbad, qui a entendu le mystérieux appel de la mer pour la première fois alors qu’il avait 5 ans, mais dont l’exploitation du pétrole a transformé la société. Alors qu’on le suit dans son dernier voyage en mer, la tempête, tout comme ses souvenirs de navigation affluent.

Une BD à lire
Le marin des sables, de Jérémie Royer, d’après le roman de Michel Ragon (Albin Michel)

Un extrait d’un classique
Premier voyage de Sindbad le marin, dans Les Mille et Une nuits (trad. Antoine Galland)

« Sire Sindbad poursuivant son histoire : “On s’aperçut, dit-il, du tremblement de l’isle dans le vaisseau, d’où l’on nous cria de nous rembarquer promptement; que nous allions tous périr; que ce que nous prenions pour une isle, étoit le dos d’une baleine. Les plus diligens se sauvèrent dans la chaloupe, d’autres se jetèrent à la nage. Pour moi, j’étois encore sur l’isle, ou plutôt sur la baleine, lorsqu’elle se plongea dans la mer, et je n’eus que le temps de me prendre à une pièce de bois qu’on avoit apportée du vaisseau pour faire du feu. Cependant le capitaine, après avoir reçu sur son bord les gens qui étoient dans la chaloupe, et recueilli quelques-uns de ceux qui nageoient, voulut profiter d’un vent frais et favorable qui s’étoit élevé, il fit hisser les voiles, et m’ôta par-là l’espérance de gagner le vaisseau.” »

 

PLONGEUR
Carnet de plongée, collection de récits des profondeurs, recueil d’histoires de découvertes, Seize îles (XYZ) est tout ça à la fois, et plus encore. Jean-Louis Courteau, plongeur amateur émérite qui passe maintenant la plupart de ses sorties en eaux douces au lac des Seize-Îles, y dévoile les raisons de sa passion. « Et pourtant, j’aime plonger dans les cavernes où il fait plus noir que noir. Ça n’est pas l’obscurité qui me terrifie, mais sa vastitude », y écrit-il notamment. C’est que chaque plongée, chaque découverte qu’il y fait ou compte y faire, entraîne le lecteur de chapitre en chapitre plus profondément dans ses réflexions, au même rythme qu’il fait sa descente. Il nous présente ainsi des histoires où les hasards se succèdent alors qu’il cherche des encriers de l’époque d’avant que des poètes auraient jetés, alors qu’il arpente le fond des eaux pour y trouver un camion, mais découvre plutôt un vase datant de plus de 500 ans. Car les lacs cachent bien plus de mystères que ce que nous connaissons d’eux, et celui des Seize-Îles, avec ses légendes, n’y fait pas exception. Parmi les racontars issus des aînés du village, chaque lac recèle un piano; mais celui des Seize-Îles en aurait deux. Le premier aurait été échappé lors d’un déménagement. « Je me plais à l’imaginer intact, debout dans les profondeurs, couvert d’hydres mélomanes, inspecté par une grosse truite perplexe, me disant que ça ferait une image magnifique… » Lire Jean-Louis Courteau, c’est écouter des histoires fascinantes d’un monde qu’on visite peu : celui des profondeurs des lacs et de l’âme.

Trois autres livres sur la plongée
Amateurs de plongée — ou de récits de plongée, car nul lecteur n’a besoin d’aimer se mouiller —, il vous faut absolument mettre la main sur Komodo, de David Vann (Gallmeister). On s’immerge avec lui dans les profondeurs de l’océan pour assister à un impressionnant spectacle aux côtés de raies mantas, de tortues de mer, de poissons-globes, alors qu’on sait qu’un danger guette; au fil des pages, le lecteur reste sur le qui-vive, car nul ne sait d’où proviendra ledit danger… Dans ce monde sous-marin où les précautions sont nombreuses et nécessaires pour déjouer les lois de la nature et survivre, on sent immédiatement qu’il y a peut-être anguille sous roche… L’air viendra-t-il à manquer, et, si oui, dans la bombonne de qui? Ou peut-être que ce sont les requins qui seront la menace. Ou la noirceur abyssale qui fera en sorte qu’on perdra un coéquipier… Et si c’était tout simplement la haine des uns des autres? Oui, Vann arrive à nous couper le souffle, à des centaines de mètres en profondeur.

On délaisse les romans pour passer à la bande dessinée, médium d’excellence avec ses couleurs, images, ambiances pour nous immerger dans les eaux. D’abord, on recule à la fin des années 1960, sur l’île japonaise de Hegura, dans Ama : Le souffle des femmes de Cécile Becq et Franck Manguin (Sarbacane). On y découvre une communauté de « femmes de la mer », fortes, indépendantes et sauvages, pour qui la plongée en apnée est quotidienne, et qui cueillent à mains nues les coquillages, huîtres ou ormeaux qui peuplent leurs eaux. Ces femmes plongent alors qu’un « tomaé » — un homme — tient la corde pendant leur ascension et subissent la compétition des « dragons de mer », les bateaux de pêche. Un récit fascinant et bien mené. On se tourne ensuite vers le talentueux Jeff Lemire qui, dans Jack Jospeh : Soudeur sous-marin (Futuropolis), met en scène un soudeur sur une plateforme pétrolière au large de la Nouvelle-Écosse, hanté par la mort de son père qui est survenue en plongée, alors qu’il est lui-même sur le point de devenir papa. Angoissé par la venue de l’enfant, il se réfugie dans l’océan. Mais voilà qu’il y fait une découverte troublante qui le replonge directement dans son passé…

Un extrait d’un classique
Vingt mille lieues sous les mers, de Jules Verne

« Bientôt, je m’habituai à cette disposition bizarre, ainsi qu’à l’obscurité relative qui nous enveloppait. Le sol de la forêt était semé de blocs aigus, difficiles à éviter. La flore sous-marine m’y parut être assez complète, plus riche même qu’elle ne l’eût été sous les zones arctiques ou tropicales, où ses produits sont moins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, je confondis involontairement les règnes entre eux, prenant des zoophytes pour des hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne s’y fût pas trompé? La faune et la flore se touchent de si près dans ce monde sous-marin! »

 

PÊCHEUR
Le pêcheur le plus connu de l’histoire de la littérature est certes Santiago, cet homme qui, des jours durant, se battra avec respect contre un adversaire de taille : un poisson gigantesque. Mais ce qu’Hemingway a dépeint dans Le vieil homme et la mer, au-delà d’un pêcheur, c’est aussi la condition humaine et la dignité comme choix. En matière d’écrivain-pêcheur connu, on ne pourrait passer sous silence l’Américain John Gierach, passionné de pêche à la mouche et qui en a tiré une vingtaine de livres (en plus de collaborer à divers magazines de plein air, mais aussi au New York Times). Comme dans Le vieil homme et la mer, on retrouve des réflexions sur les grandes questions de l’humain dans l’œuvre de Gierach, alors que ses textes sont un savant mélange de récits de pêche, d’humour et de philosophie, s’inscrivant parfaitement dans le courant du nature writing. Quelle est la place de l’homme dans ce délicat écosystème de la nature? Voilà la principale réflexion sous-jacente qui traverse son œuvre. Plusieurs de ses ouvrages sont dignes de mention, Sexe, mort et pêche à la mouche, Même les truites ont du vague à l’âme ou encore Une journée pourrie au paradis des truites (les titres sont bien tournés, non?!), mais attardons-nous au plus récent, intitulé Le paradis d’un fou (Gallmeister). La plume de Gierach y est vive, facile d’accès, avec juste assez d’esprit pour faire sourire sans que ce soit lourd. On découvre à ses côtés comment attraper le plus gros poisson jamais vu est une expérience aussi valable, pour l’homme, que celle de rester coincé sous une tente durant un orage. Qui aurait cru que taquiner la truite arc-en-ciel des montagnes Rocheuses ou encore que dénicher la mouche de la couleur idéale pour l’omble à tête plate de Colombie-Britannique était si fascinant? Avec Gierach, c’est même enivrant.

D’autres livres sur la pêche
L’écriture est « une activité qui a beaucoup en commun avec la pêche à la ligne et la philosophie, à savoir la solitude, une dévotion utopique, la dépendance, une futilité apparente et momentanée, et de la chance pure et simple », écrit Mark Kingwell dans De la pêche à la truite et autres considérations philosophiques (trad. Sophie Cardinal-Corriveau, XYZ). Dans ce livre, l’auteur — un philosophe canadien — utilise le prétexte d’un voyage de pêche en famille pour tergiverser et nous plonger dans des réflexions personnelles, des souvenirs, des questionnements qui touchent à la fois le sens de la vie en général, mais aussi l’amitié, la procrastination, le travail, le triomphe urbain, en quoi consiste le fait de devenir adulte, etc. Oh, et il parle de pêche, bien entendu! À cet effet, il ne manque d’ailleurs pas de citer Izaak Walton, l’auteur du Parfait pêcheur à la ligne, un traité de pêche sous forme de joute verbale entre un pêcheur (qui gagnera la joute!), un fauconnier et un chasseur pour savoir quel loisir est le meilleur. Notamment grâce à cet ouvrage, Izaak Walton est en fait considéré comme celui ayant donné une dimension philosophique à la pêche à la mouche, enlaçant cette activité dans un acte de symbiose avec la nature. Et Kingwell s’inscrit dans sa lignée.

On vous invite maintenant à délaisser la philosophie et à plonger dans un tout autre genre : une série policière, signée par un autre amateur de pêche à la mouche, William G. Tapply. Dans Dérive sanglante, Casco Bay et Dark Tiger (Gallmeister), il met en scène un guide de pêche amnésique. Dans le premier volet, on apprend qu’il a perdu la mémoire à la suite d’un accident en montagne pour lequel il est indemnisé, lui permettant ainsi de se libérer de tout souci financier et de partir vers le nord, de devenir guide de pêche à la mouche dans le Maine et de travailler dans une boutique de pêche. Mais voilà : un de ses amis disparaît et, alors qu’il mène l’enquête, les fantômes de son passé autant que les découvertes macabres surgissent… Ces trois romans ont ceci en commun : un hymne à l’art subtil de la pêche à la mouche, une intrigue extrêmement bien ficelée, et un style naturaliste qui nous fait découvrir le Maine dans ses profondeurs.

Un extrait d’un classique
Pêcheur d’Islande, de Pierre Loti (Points)

« La Marie projetait sur l’étendue une ombre qui était très longue comme le soir, et qui paraissait verte, au milieu de ces surfaces polies reflétant les blancheurs du ciel; alors, dans toute cette partie ombrée qui ne miroitait pas, on pouvait distinguer par transparence ce qui se passait sous l’eau : des poissons innombrables, des myriades et des myriades, tous pareils, glissant doucement dans la même direction, comme ayant un but dans leur perpétuel voyage. C’étaient les morues qui exécutaient leurs évolutions d’ensemble, toutes en long dans le même sens, bien parallèles, faisant un effet de hachures grises, et sans cesse agitées d’un tremblement rapide, qui donnait un air de fluidité à cet amas de vies silencieuses. Quelquefois, avec un coup de queue brusque, toutes se retournaient en même temps, montrant le brillant de leur ventre argenté; et puis le même coup de queue, le même retournement, se propageait dans le banc tout entier par ondulations lentes, comme si des milliers de lames de métal eussent jeté, entre deux eaux, chacune un petit éclair. »

 

GARDIEN DE PHARE
« Je vis dans un enfer, un phare entouré d’eau. Pas de terre à des kilomètres. Rares sont les gardiens de nos jours. Le métier demande trop d’engagement », lit-on dès la première page du roman Les bouteilles, de Sophie Bouchard (La Peuplade). Mais Cyril, le dernier gardien de phare de sa région, a choisi délibérément de rester dans cette tour, souveraine, là où le silence le fait sentir chez lui au milieu de ce fleuve inconstant et capricieux. Il prend son métier au sérieux; après tout, les gens et leur bateau dépendent de sa vigilance pour éviter les naufrages. Mais dans ce phare au milieu des eaux salées, où l’on entend parfois jouer de l’accordéon, voilà qu’un couple fait son apparition : Clovis, animé par les technologies maritimes et améliorant les systèmes du phare pour l’automatiser, et Frida, son amoureuse qui compartimente ses émotions dans sa tête. Le trio s’apprivoise, apprend à se côtoyer, perché sur ce rocher qui le coupe du reste du monde. Cyril, Clovis et Frida entretiennent chacun un rapport particulier à la mer, comme un pacte scellé avec elle. Mais une chose importe pour maintenir la lumière : ne jamais perdre le cap. Une histoire se tisse également en parallèle, celle d’un amour au Sénégal entre Cyril et Rosée; une histoire qui aura engendré un nombre faramineux de bouteilles à la mer, de bouteilles avalées, de mains tendues vers le large. Rosée crie sa rage à la mer : « La bouteille. Elle avait pilé sur son orgueil et elle l’avait jetée dans le ventre de l’océan. À bout de bras, elle en avait catapulté une centaine où elle glissait toujours le même message. » Un message qui demandait au gardien de lui revenir.

D’autres livres à lire
Tandis que les personnages de Virginia Woolf, sous sa plume qui nous fait entendre les pulsations de l’eau, tentent de rejoindre le phare près de leur maison de vacances dans La promenade au phare (Le Livre de Poche), dans l’angoissant La peau froide (Babel), d’Albert Sánchez Piñol, ce lieu est loin d’en être un de convoitise. En effet, deux hommes s’y sont barricadés, repoussant l’assaut de créatures à la peau froide et interrogeant ainsi ce qui nous rend humains. Oui, les livres mettant à l’honneur les histoires qui se déroulent dans un phare ou avec un personnage qui en est le gardien sont nombreux à avoir été publiés depuis l’érection de ces piliers catalyseurs d’imaginaire au centre des mers, à la fin du XIXe siècle. Un ouvrage Omnibus, Le roman des phares, regroupe d’ailleurs des classiques du genre, signés par des auteurs tels Jean-Pierre Abraham, Alphonse Daudet, Rachilde, Jules Verne et Henri Queffélec. L’ouvrage, qui possède également un dossier technique illustré, vous promet du dépaysement, de l’aventure et de grands coups de vent! Plus près de chez nous, sur l’île d’Anticosti, Michel Langlois nous entraîne au tournant du XXe siècle, nous présentant la vie d’un gardien de phare (puis de son fils qui lui succède, puis son petit-fils) et de ceux qui gravitent autour de lui dans Les gardiens de la lumière (Hurtubise). Le destin de l’île, isolée six mois par an du reste du continent, suscite l’inquiétude : les 400 habitants sont-ils vraiment chez eux sur ces terres ou est-ce que la rumeur qui circule dit vrai? L’île pourrait-elle être vendue? Cette saga en quatre tomes qui s’échelonne sur quelques décennies nous entraîne au cœur d’une nature qui nous semble au bout du monde, mais qui est pourtant si près…

Pour un voyage en images — toutes de noir et de blanc — dans la solitude d’un phare, il vous faudra vous tourner vers Tout seul (Vents d’Ouest), du bédéiste Christophe Chabouté, qui nous présente un personnage, difforme, né de parents gardiens de phare avant lui, qui vit isolé, avec un dictionnaire et son imaginaire, sur son phare, ravitaillé chaque semaine par un bateau. Œuvre mettant en scène la solitude autant que le désir de liberté, car cet homme n’a jamais quitté la roche sur laquelle est érigé son phare.

« Le gardien devait allumer le feu à la tombée du jour et l’éteindre à l’aube, et toute la nuit, il devait s’assurer du bon fonctionnement des lampes à huile, tailler les mèches pour qu’elles ne fument pas, ajouter du carburant, huiler le mécanisme rotatif, le remonter… Et en aucun cas, il ne pouvait se coucher : le phare devait briller toute la nuit », lit-on avec fascination dans Comment fonctionne un phare?, de Roman Beliaev (La Pastèque). Cet épatant documentaire jeunesse — que tout adulte devrait en fait lire, car on connaît bien peu les dessous des phares — explique en détail et avec vivacité tout ce qui touche leur rôle, leur fonctionnement, leur raison d’être, les plus connus ou insolites d’entre eux (la statue de la Liberté!). Et le tout est illustré avec soin, dans un style loin d’être enfantin et qui nous invite à vouloir prendre le large pour voir briller la lumière d’un phare au loin.

Un extrait d’un classique
Un feu sur la mer : Mémoires d’un gardien de phare, de Louis Cozan (Pocket)

« Les phares en mer font partie de ces lieux où la place que l’on tient dans l’immensité s’impose à nous assez naturellement. Coupés du monde, livrés à nous-mêmes, il nous est impossible de jouer à l’immortel bien longtemps. La connaissance de soi, non pas dans le sens de l’introspection narcissique, mais dans celui de se garder de toute complaisance à l’égard de ses défauts autant que de ses qualités, n’a rien d’une démarche intellectuelle, elle nous est imposée par la nature. On ne s’enfuit pas d’une tour en mer. »

Les éditions La Peuplade : L’imaginaire de l’eau

On aime les contempler, s’y miroiter, s’y perdre, laisser leurs ondulations remuer nos lieux d’aventure et de mélancolie. Les horizons d’eau sont partout dans le catalogue des éditions La Peuplade (on pense tout de suite à l’incroyable Les marins ne savent pas nager de Dominique Scali, dont on vous parle ici). Portées par leur emblème qui figure un phare, elles ont peut-être sans même le savoir appelé le large à venir les rejoindre. « Le phare est venu se poser sur notre topographie naturelle, explique Mylène Bouchard, directrice littéraire et cofondatrice de la maison. Il y a la terre, la forêt et l’eau aussi est là, elle est partout comme ruisseau, rivière, lac, fleuve, mer, océan. Sur la carte de La Peuplade, il y a plusieurs phares dans lesquels on grimpe pour saisir la portée de l’espace, pour capter la beauté. On se trouve là, guidé dans ces repères, en voyageur. » Aiguillés par leurs faisceaux tournants, les personnages, braves et souverains, prennent la mer, fascinés par sa moire, alanguis de ses flots. Certains n’en reviendront pas, tandis que d’autres y trouveront la réconciliation dans le rythme incantatoire des clameurs venant des abysses océaniques.

Reprendre son souffle
V., la narratrice du roman Les falaises de Virginie DeChamplain, quitte en catastrophe la métropole où elle habite désormais : le corps gisant de sa mère a été reflué par le fleuve où elle s’est jetée, près de sa maison, en Gaspésie. Remontent alors les réminiscences de son enfance avec cette mère nomade à la santé mentale chancelante et avec elles, l’amertume et les ressentiments. La jeune femme s’installe dans la maison afin de faire le ménage des affaires, bien qu’elle préférerait tout brûler. « J’ouvre la porte qui donne sur la galerie. Je suis debout au-dessus du monde. Au-dessus du Saint-Laurent tout ouvert. Les vagues dans la crique s’écrasent l’une contre l’autre. Les embruns éclaboussent jusqu’ici. J’ouvre la bouche, tire la langue. L’eau goûte la mort. C’est là qu’elle s’est échouée. Déposée par le ressac. » Elle s’établit au milieu du salon et s’entoure des cahiers écrits par sa grand-mère, créant une île des mots de cette aïeule éprise de liberté. Essayant de raccommoder cette race de femmes ayant toujours vécu en parallèle l’une de l’autre, elle se rendra en Islande, pays de ses ascendantes, se tenir près de la monumentalité des falaises, aspirée dans leur hauteur. V. se rive au grandiose, celui du paysage, mais aussi celui, malgré les embâcles, de la survivance de leur lignée.

À la fois poésie d’amour et de lumière, de voyage et de filiation, le recueil Lac noir de Roseline Lambert suit un parcours d’eau nous menant en Albanie, en Finlande, au Monténégro. Le périple que l’autrice traverse se révèle un passage obligé, un rite de transition afin d’aboutir à une pleine renaissance. Si le chemin s’avère ardu, parsemé de départs et de séparations, la voix de son ancêtre, lui parvenant du fond des eaux, la replace continûment dans le courant. « Au lac de la nuit ma grand-mère incante/ma rose pique-aiguilles n’oublie pas ton cœur/brodé de varech ne te perds pas dans tes fumées/violettes je cherche sa pupille sous les glaces ». À chaque page, les données de positionnement sont inscrites, telles des bouées de référence servant à rappeler à la narratrice où elle se situe dans le paysage de ses pérégrinations, à inventorier ses points de chute, pour refaire surface au prochain cours d’eau, s’ébrouant au sortir du lac et de ses ombres. Malgré les doutes qu’il ne revienne, le retour pourtant fidèle de l’océan l’emportant dans sa fougue lui prouve sa réalité. Elle peut encore s’abandonner aux raies du jour, se métamorphoser dans le miroitement des yeux de l’homme aimé. Doucement, à pas légers sur la croûte gelée menaçant une possible débâcle, elle apprend à marcher avec les risques de fissures et la fragilité des promesses.

En zone opaque
L’eau constitue encore une route fluviale parfaite pour les colonisateurs comme ceux de Ténèbre de Paul Kawczak, dont l’action se situe à la fin du XIXe siècle, relatant la mainmise sur le Congo par Léopold II. Un carnage engendrant plus ou moins 15 000 morts, mené, toujours, par une insatiable appétence de profits. Le géomètre Pierre Claes, jeune homme à l’ambition imprécise qui s’engagera dans l’aventure avec le souhait de se forger une identité, est délégué pour aller tirer la ligne nord du pays comme le roi l’envisage. Mais les bateaux d’expédition, dont le Fleur de Bruges du roman, ne ressemblent guère aux croisières de plaisance; les heures y sont longues, difficiles. « Au bout d’une douzaine d’heures à naviguer ainsi, on s’était aperçu que le bateau prenait l’eau. Le heurt violent provoqué par l’attaque suicide du dernier hippopotame avait descellé en un endroit plusieurs des rivets qui maintenaient la coque de métal à l’armature de bois. L’équipage dut se relayer jour et nuit pour écoper. » Sous la coupe autoritaire de Blancs ne reculant devant rien pour asseoir leur domination et profiter des ressources rentables du caoutchouc et de l’ivoire, l’Afrique est implacablement passée à tabac. Vertigineuse est cette histoire, comme l’est l’idée qu’un cours d’eau puisse conduire des ennemis. Cependant, il arrive que ces mêmes vagues soient un transport de migration, un couloir vers l’ailleurs, terres de meilleures contrées. Mais ça, c’est un autre livre.

Le journalisme se définit comme une profession conduite par l’objectivité et devant relater des faits. Pour le reporter indépendant Frédérick Lavoie, tout n’est pas si simple cependant. Exerçant son travail avec rigueur et honnêteté, il fait face à des écueils qui le renvoient à son rôle imparfait de messager. Parce que s’il doit se rendre sur le terrain et recueillir les informations des personnes concernées par une situation, encore faut-il percevoir l’amplitude, les variations et les prolongements de leurs paroles et des défis qu’elles sous-entendent. Avec Troubler les eaux, l’auteur part pour le Bangladesh avec l’envie de comprendre la problématique entourant la pollution de l’eau. Au-delà des tenants et aboutissants, des données et des renseignements qu’il récolte et met en ordre persistent les doutes, ces eaux troubles le chahutant sur la raison même de sa présence en ces lieux: prétendre livrer la vérité. Les barèmes du milieu médiatique lui enjoignent de se plier à certains impératifs afin de satisfaire un système soumis à des chiffres et aux exigences d’un auditoire. Plus il avance, plus Lavoie ne fait qu’un avec son sujet; l’eau est une nécessité au même titre que l’actualité est primordiale à l’intelligence de ce qui nous arrive. Mais à l’est de l’Inde, le lien à l’eau est compliqué, comme aussi rapporter des nouvelles du monde requiert parfois une latitude incompatible avec des pratiques normées ne tenant pas compte de plusieurs contingences. Questionnant à contre-courant les pratiques d’usage, l’auteur tente même de porter une oreille à ce qu’aurait à nous dire l’eau sur les besoins la concernant. « […] plus il m’apparaissait urgent que le journalisme se mette à considérer la rivière non plus comme un simple objet, mais comme une source, dans le sens le plus journalistique du terme. Une source qu’il avait le devoir d’écouter afin d’apprendre à représenter ses intérêts dans le débat public. » Encouragé par l’appel des eaux, Frédérick Lavoie exerce ici un louable examen de conscience.

Vivre le littoral
Avec la poésie ondoyante de Noémie Pomerleau-Cloutier, nous entrons en Basse-Côte-Nord, délimitée entre Kegaska — le bout de la route 138 — et le Labrador. Dans cette zone où vivent ceux et celles qu’on nomme les Coasters, on ne pénètre, de février à avril, que par voie navigable. L’autrice, s’embarquant sur le Bella-Desgagnés, a voulu aller à la rencontre de ses habitants — innus, francophones et anglophones — confrontés perpétuellement au limitrophe, à la délimitation. Mais le fleuve peut-il vraiment être une limite? C’est ce que La patience du lichen veut transcender, les bords n’existent pas avec un Saint-Laurent en guise de perspective. Il fait naître et grandir une constellation de gens en épousailles perpétuelles avec une immensité qui donne, mais aussi qui prend, faisant renverser les bateaux dans ses grandes bourrasques. Le fleuve laisse également venir les envahisseurs, ravissant jusqu’à l’essence, la culture d’un peuple. « vos parents/pris au piège//si personne d’ici va au pensionnat/y aura pas d’allocation familiale/pas de bien-être social/pas de pension de vieillesse//vous quatre/une dime/pour toute la communauté//on a coupé/tous les reflets bleus de vos têtes/on a rasé/nutem tshi maneinan/tout ce qui était libre/ka takuak tshekuan eka miakunakan ». Il faut apprivoiser cette vie particulière du bord de l’eau, la chérir ardemment, inspirer ses embruns et se coller à ses rivages pour ne pas vouloir la quitter. L’aimer, autant que la poète use d’une grande humanité afin de nous faire embrasser ses échos multiples.

Le roman qu’est Atlantique Nord de Romane Bladou perce les eaux pour y faire surgir ses nuances plurielles, réverbérant les quêtes de ses personnages assoiffés d’affranchissement. Camille laisse son quotidien montréalais pour aller s’épanouir à Terre-Neuve. Sans savoir ce qu’elle défie, elle se mire dans les paysages alentour, inventoriant dans son cahier les mots s’apparentant aux vagues. Elle contemple, se promène, semble errer, mais une lente mutation est en train de s’accomplir, accompagnée par l’océan à sa fenêtre qu’elle finit par rejoindre. « Elle réapprenait à flotter — dans cet entre-deux, elle s’effaçait des deux mondes, celui de l’air et celui de l’eau, et se sentait vivante dans cette liminalité. » Cet état prend racine dans son corps, agit à la façon d’une empreinte qui la raccordera à elle-même. Tandis que pour William, petit habitant d’une île écossaise, l’eau, la plage, les galets accompagnent son enfance et le font grandir. Dans un petit village de pêcheurs en Islande, Lou cherche des traces de la mort de son frère, engouffré par l’océan qui, un jour noir, a prétendu être Dieu et a décidé du sort d’un homme. En Bretagne, Célia, une adolescente dans l’appréhension de tous ses jours qui lui reste à vivre, trouve, à travers la compagnie des eaux, une sorte d’épiphanie. Tels des entrelacs, les récits se croisent et s’interpellent, formant une mosaïque attachée par le grand Atlantique.

La mémoire et le sens
Un peintre solitaire arpente la forêt, là où coule tout près la Sandá, rivière d’Islande. Il souhaite rendre compte sur la toile de la réalité des arbres, obnubilé par son sujet qu’il observe pendant ses déambulations dans les bois aussi bien que dans les livres qu’il garde dans ses deux caravanes, l’une lui tenant lieu de logis principal, l’autre d’atelier de travail. Le personnage d’Au bord de la Sandá de Gyrdir Eliasson vit dans une espèce de bourgade rassemblant plusieurs roulottes, mais il n’élabore aucun contact avec personne. Seul lui importe son art et ses lectures, et cette femme qui apparaît furtivement lors de ses promenades, ne sachant s’il s’agit d’une vision, d’une campeuse, d’un spectre, qui sait? Il vagabonde, sur les sentiers ou dans ses propres méandres introspectifs. « Puis, je me mets à penser à ce nom, Sandá : rivière de sable, et en corrélation avec son courant incessant au fil des années écoulées de ma vie, il me vient tout à coup à l’idée qu’elles ont été en quelque sorte des années de sable, dénudées et balayées par le vent, comme un désert desséché par un hiver sans pluie. J’ai du mal à me débarrasser de cette idée. » Au cœur de ses divagations, les eaux réflexives de la rivière lui font emprunter des détours, entre onirisme, passage des saisons et hautes contemplations.

Le mouvement de la pensée de la narratrice d’Elle nage de Marianne Apostolides est indissociable de la mesure qui cadence le tempo de ses gestes. Kat croit que si elle arrive à déterminer, au terme de trente-neuf longueurs — ce qui correspond à chacune des années de sa vie —, l’instant exact ayant entraîné la défaite de son mariage, elle s’expliquera ce qu’il faut faire. Pour le moment, elle se trouve en Grèce, pays des origines, dans une piscine à ciel ouvert nourrie par les ruisseaux à se remémorer des bouts de sa vie, des souvenirs du père, de la mère, de l’amant. Dans sa nage, Kat est vite confrontée à l’échéance, à ce qui prend fin un jour ou l’autre. La résistance de l’eau l’oblige chaque fois à poser une action pour continuer, à battre des bras et des jambes, à respirer, pour se projeter en avant. À ce moment, l’eau devient une alliée, elles font corps dans la recherche du désir. Pendant les pauses, Kat guette la résolution, puis s’élance à nouveau, prête à briguer sa liberté qui est en tout temps plurielle. Dans la construction même du texte, il y a constamment deux mots pour venir nommer une chose, on refuse de faire un choix, on veut tout emporter. « Elle s’approche du mur — la frontière, définie — et compte/calcule inconsciemment les longueurs parcourues tandis qu’elle se rappelle des scènes lointaines/intérieures. » Kat nage pour défaire ses amarres, devenir liquide, coulante, immergée dans une complétude sans réserve.

L’infini onirique
L’eau, sa fascinante transparence, son inconsistance qui la font aller là où elle veut; son étrange pouvoir dont on se sert pour bénir; l’eau, qui remplit la poche utérine, en somme notre première demeure. Les écrivaines et écrivains s’en inspirent, attirés par ses mystères et ses nombreuses évocations. « Il est difficile de répondre pour d’autres écrivains, admet l’éditrice de La Peuplade, mais j’aime croire que la présence de l’eau rejoint une vaste possibilité de territoires intérieurs. Quand j’ai écrit mon roman L’imparfaite amitié, il s’agissait précisément de sonder les profondeurs d’une femme en exil, Amanda Pedneault. Je l’ai vue au fil du projet apparaître dans le corps d’une goélette, l’Amanda Transport, un bateau de bois quittant son île natale. Comme l’amour et le feu, l’eau (les larmes, l’île, c’est l’eau aussi) est partout dans ce livre : L’Isle-aux-Coudres, L’Anse-Pleureuse, la Vltava, la mer d’Ostende, même Venise. Et dans cette dernière partie intitulée « Feu de joie », on lit : “L’eau, c’est plus fort que tout. Je veux brûler sur l’eau. Je veux tout, être tout. Le feu, le bois, le fer, l’eau. J’ai quitté ma vie de bois. Et je renaîtrai de mes cendres. Je renaîtrai de la nuit.” » De leurs déplacements fluides et organiques, les eaux nous transportent vers d’autres rives, charrient nos regrets, nous lavent de nos péchés. « Mais si le regard des choses est un peu doux; un peu grave, un peu pensif, c’est un regard de l’eau », écrit Gaston Bachelard dans L’eau et les rêves. C’est en scrutant sa ligne d’horizon qu’on forme nos vœux les plus chers. C’est sur ses berges que l’on va pour lancer une bouteille à la mer et croire en l’impossible.

Livres illustrés : Quand les eaux bercent l’imagination

Se laisser porter
Comme un conte juste assez touchant, juste assez cruel et juste assez fantastique qu’on raconterait autour d’un feu pour voir les yeux des adultes comme ceux des petits s’arrondir, le roman graphique Jack et le temps perdu de Stéphanie Lapointe et Delphie Côté-Lacroix (XYZ) s’impose avec la chaleur de ses couleurs marines, à la fois sombres et doucereuses. Si ce texte emprunte des airs de Pinocchio — l’épisode où le petit et son papa sont au cœur de la vorace baleine —, il emprunte également la langueur des airs des chants de matelots, ceux où l’homme déchiré part en mer pour tenter de s’y trouver… Car Jack est un marin taciturne et solitaire, qui passe chaque minute de sa vie sur son bateau, là où il fait même pousser des navets et des betteraves. Un marin qui ne regarde plus ni les bouts de ciel ni les couchers de soleil, qui n’accorde aucune attention aux filets ou aux poissons. Lui, ce qui l’intéresse, c’est plutôt « trouver la baleine grise, celle à la nageoire dorsale cicatrisée. Une baleine énorme et vieille de cent cinquante ans minimum ». Une baleine qui, des années auparavant, avait tenu entre ses fanons son fils…

Parmi ceux qui habitent les berges caressées par l’eau, il y a certes les pêcheurs et les marins, mais également des gens qui occupent un emploi dont on entend peu parler : « Le travail de ma maman, c’est d’apporter des lettres aux gens. Et, ici, le facteur se déplace en bateau », dit la fillette de l’album Lola sur le rivage (Monsieur Ed). Alors que cette enfant, qui peine à prendre racine dans ce village côtier où elle vient d’emménager, fait la tournée sur les eaux avec sa maman, qu’elle écoute le clapotis et qu’elle susurre ses secrets aux vagues, elle croise un marin à qui elle demande comment il fait pour ne pas se perdre en mer; un constructeur à qui elle demande comment les bateaux font pour flotter sur l’eau; un gardien de phare qui lui explique la nature de son travail. Cette balade inusitée en mer pour distribuer le courrier devient pour Lola la porte d’entrée vers un univers maritime qui, finalement, saura la convaincre de ses beautés. Le lecteur, quant à lui, laissera son esprit vagabonder sur les eaux, en s’imaginant lui aussi prendre un bateau chaque matin pour une tournée du courrier, au cœur de ses paysages grandioses peints par l’autrice-illustratrice Teresa Arroyo Corcobado.

Dans le très poétique La baleine bibliothèque, de Judith Vanistendael et Zidrou (Le Lombard), la baleine n’a non pas ici cent cinquante ans comme celle de Jack et le temps perdu, mais bien cent mille ans. C’est une baleine extraordinaire qui, tout au fond de l’océan et derrière son sourire, cache la plus grande bibliothèque des mers. L’histoire qui nous sera alors narrée l’est par un homme qui avait l’habitude d’être au milieu du vaste océan : un facteur de la Poste maritime, comme la maman de Lola. D’ailleurs, dès les premières pages, il nous en dit plus sur ce métier, nous parle des célébrités qui l’ont pratiqué et de ses beautés. Ce facteur des mers, profondément amoureux de sa douce dont le ventre s’arrondit sous la promesse d’une vie qui fleurit, fera connaissance avec la baleine alors qu’elle le renverse par inadvertance. D’elle, il apprendra qu’elle n’aime que les histoires qui finissent bien, d’elle, il apprendra qu’il doit faire attention de ne pas se cogner contre sa glotte lorsqu’il entrera dans cette bibliothèque comme nulle autre pareille… Mais la mer est ce qu’elle est et la mère naît plus rapidement que n’arrive une marée : afin que l’histoire se termine bien, le facteur ne peut que demander au lecteur de ne pas oublier de faire la lecture aux petits poissons.

Apprendre
Il est parfois de ces livres hybrides qui sont des documentaires déguisés en raconteurs d’histoires, ou encore des contes qui revêtent l’habit du vulgarisateur scientifique. Cet entremêlement des genres sied à merveille à l’ouvrage d’India Desjardins et de Nathalie Dion, Les baleines et nous (La Bagnole), dans lequel on plonge, littéralement, dans l’univers d’une espèce vieille de 35 millions d’années. À travers ces pages est ainsi offert un éventail d’avenues pour explorer la baleine, mais surtout notre rapport à celle-ci : on y parle de la chasse, du tourisme lié à son observation, d’histoires de pêche, de baleine échouée, mais aussi de ce qu’on peut faire pour préserver leur habitat, de ce qu’elles ont de fascinant comme particularités, de leur chant et même de leurs dents. Oh, et quelques mises au point y sont également faites : on apprend notamment que l’évent de la baleine ne se rend pas jusqu’à son estomac et, qu’incidemment, l’histoire de Pinocchio expulsé de Monstro par cette voie ne peut être possible! Côté illustrations, cet ouvrage offre également un enchevêtrement entre l’illustration éditoriale — de type magazine informatif — et l’illustration d’album d’histoire. Les baleines y sont représentées avec soin, mais l’illustratrice s’est assurée d’y ajouter juste assez de style pour rendre cet ouvrage unique : des textures différentes, des compositions originales, des couleurs pastel, des clins d’œil glissés ici et là.

Autre ouvrage hybride d’exception qui nous entraîne au fond de l’océan : Le constellis des profondeurs, de Benjamin Flouw (La Pastèque). Dans cet album au petit format, paru en 2020, on suit Renard, fasciné par les plantes étranges. Alors qu’une mouette lui parle d’un spécimen étonnant qui pousse au fond des eaux, Renard s’émerveille et décide de partir à la recherche dudit constellis. Si ce dernier est inventé de toutes pièces par l’auteur-illustrateur, tout ce qui entoure l’aventure de Renard est pourtant bien réel et les pages documentaires, contenant l’image d’éléments que l’on connaît peu (coquillages et mollusques, flore sous-marine, coraux, etc.) accompagnés de leur nom, font de ce livre une petite merveille qui remplit les caboches d’informations au même rythme qu’elle illumine les yeux du lecteur grâce à son aventure palpitante.

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