Sirènes, gardiens de phare, plongeurs, pêcheurs et marins : qu’ont-ils en commun? L’eau, bien entendu, qui s’écoule en plein cœur de leur vie. Par l’entremise de ces figures hautement romanesques qui ont peuplé moult histoires depuis la nuit des temps, nous vous proposons de porter votre regard vers les horizons littéraires, là où romans, récits ou bandes dessinées les placent à l’honneur.

SIRÈNE
Aycayia, dans La sirène de Black Conch, de Monique Roffey (Mémoire d’encrier), est maudite depuis un nombre de siècles incalculables, condamnée à errer dans la mer des Caraïbes dans son corps de sirène. Mais la voilà qui est attirée à la surface par le son de la musique produite par un pêcheur solitaire, David. Lorsque ce dernier la voit, elle dont les « longs cheveux noirs pareils à des cordes, couverts d’écume de mer et parsemés d’anémones et de conques de lambi » encadrent la peau rouge, et non bleue « comme un satané poisson », il sent quelque chose en lui prendre feu, il se sent choisi. Amoureux. Lorsque des touristes américains la captureront, David ira au secours de celle qui porte le nom d’Aycayia, et la libérera. Mais pas seulement des mains des malfrats, car, peu à peu, la sirène redeviendra femme, en même temps que le couple découvrira l’impasse de la malédiction, la grandeur de la destruction des hommes… Inspirée d’une légende taïno, cette histoire narrée d’une plume riche et sensuelle offre différents points de vue de personnages issus de la société trinidadienne et parle d’inégalités sexuelles et raciales, de l’héritage du colonialisme, de cruauté. La sirène est-elle le véritable monstre de cette histoire?

« Toi-même, si tu le désires, tu pourras écouter les Sirènes, mais laisse-toi auparavant attacher les pieds et les mains au mât de ton navire rapide; laisse-toi charger de liens, afin que tu puisses te réjouir en écoutant la voix de ces Sirènes enchanteresses. »
– Odyssée, Homère

Trois autres livres mettant en scène des sirènes
On retrouve également la créature marine enchanteresse dans Le musée de la sirène (Points), signé Cypora Petitjean-Cerf, un récit aux allures de fable sur la conquête de soi-même. On y rencontre une artiste qui, dans un restaurant chinois, plonge la main dans un aquarium pour en voler une sirène qu’elle installera dans sa salle de bain. Elles s’apprivoiseront tranquillement, la présence de la sirène aidant la peintre à prendre de plus en plus d’assurance et à s’émanciper. On retrouve une autre sirène dans une baignoire, cette fois dans le roman de Mathias Malzieu, Une sirène à Paris (Le Livre de Poche). Ici, c’est un jeune homme, Gaspard, qui trouve sur les quais une « poisson-fille » blessée et choisit de l’amener chez lui. La sirène a beau lui expliquer que les hommes qui entendent sa voix meurent après être tombés amoureux, Gaspard fait la sourde oreille : depuis une rupture, il est immunisé. Il la prend donc sous son aile, avec toutes les embûches que cela occasionnera. Car sous la plume de Malzieu, ces prémices sont celles d’un roman empreint de magie, de romantisme et d’énormément de fantaisie, bien entendu. On délaisse l’époque contemporaine et on plonge en 1785 avec La sirène, le marchand et la courtisane (10/18), d’Imogen Hermes Gowar, un roman qui fut comparé à celui de Jessie Burton, Miniaturiste. La sirène du titre a été pêchée dans les filets d’un navire britannique, et ramenée à Londres chez le propriétaire du bateau, M. Hancock, le marchand du titre. Ce dernier, veuf solitaire et reclus, comprendra rapidement qu’il peut en tirer de l’argent et se laissera prendre à son tour dans un filet, celui d’une mère maquerelle qui veut organiser de flamboyants spectacles autour de la créature des mers et qui mettra sur la route du veuf une courtisane — le dernier personnage du titre — qui, comme le marchand, aspire à une vie meilleure. Où donc cette sirène, dont les pouvoirs sont réels, les mènera-t-elle tous?

Un ouvrage jeunesse à découvrir
Le royaume de Lénacie, de Priska Poirier (De Mortagne)

Un extrait d’un classique
La petite sirène, d’Andersen (traduit du danois par Jacques Privat)

« Pour elle, nulle joie n’était plus grande que d’écouter les histoires du monde des hommes, là-haut. Leur vieille grand-mère devait alors leur raconter tout ce qu’elle savait sur les navires et les villes, les hommes et les animaux; surtout, elle trouvait étrange et merveilleux que là-haut, sur terre, les fleurs aient un parfum car, tout au fond de la mer, elles n’en avaient pas, ou que les arbres soient verts et que les poissons que l’on voyait dans les branches chantent si joliment et si haut que c’en était un vrai plaisir. Leur grand-mère les appelait des poissons, car autrement, elles n’auraient pas pu comprendre, puisqu’elles n’avaient jamais vu d’oiseaux. »

MARIN
Les personnages de marins sont plus souvent des hommes que des femmes. Même le Larousse exclut de sa définition la possibilité qu’une femme puisse exercer ce métier. Mais Catherine Poulain, écrivaine française qui s’est elle-même hissée sur les ponts flottants, place au cœur de son roman Le grand marin (Points) une femme d’équipage du Rebel, ce bateau alaskain qui ne prend à son bord que ceux qui ont du cœur au ventre et savent trimer dur. Pour le prouver, les marins doivent affronter les rafales puissantes du vent et les vagues qui se fracassent, les hameçons et les cages qui ne se gênent pas pour les faucher, l’humidité constante, le manque de sommeil, le peu de nourriture de qualité. Ainsi, parmi ces hommes qui sentent la mer et le poisson, qui sont larges, costauds, hirsutes et qui crient avec une force incroyable, se faufile le personnage de Lili, dit « le moineau ». Ce petit bout de femme tendue comme la corde d’un arc brave la vie autant que la mort dans un monde où tout tangue, mais où l’on ne peut que se tourner vers soi-même pour se tenir debout. « Je veux me battre, […] j’veux aller voir la mort en face. Et revenir peut-être. Si je suis capable », dira celle qui mangera des cœurs de flétan, encore chauds, encore battants, peinturera de nombreuses fois la ville en rouge, ravalera ses larmes en silence en se brisant les côtes, croira mourir, perdra espoir en la nature salvatrice de l’Alaska, entreverra que cette terre n’est peut-être qu’une chimère de plus. Mais dès lors qu’elle repose les pieds sur le quai du Rebel, elle se rappelle pourquoi elle souhaitait tant, en arrivant, qu’un bateau l’adopte. « Embarquer, c’est comme épouser le bateau le temps que tu vas bosser pour lui », lui dira un jour un homme des mers. Pour le meilleur et pour le pire. Ce roman démontre à quel point le métier de marin peut en être un de l’extrême, notamment en raison des eaux houleuses, mais aussi de ce qui pousse, pêche après pêche, les êtres à y remettre le pied; chacun possède son propre cerbère à terrasser.

Trois autres livres mettant en scène des marins
Dans Le marin de Gibraltar (Folio), Marguerite Duras nous plonge dans un récit qui joue habilement avec les contradictions : une femme parcourt la mer à la recherche du marin de Gibraltar, « un homme qu’elle a aimé et qui a disparu, qui est peut-être mort ou qui se cache ». Un autre homme, qui a choisi de prendre sa vie en main, s’embarque alors aux côtés d’elle sur le bateau et parcourt à ses côtés les distances entre la France et le Maroc, jusqu’au Congo. L’amour naît entre eux. Mais le jeu cruel est le suivant : s’ils sont ensemble sur l’eau, c’est pour rechercher le marin. Et s’ils le trouvent, c’est que leur histoire prend fin… L’auteur américain William Styron lève le voile sur les dessous des soldats de la marine américaine dans À tombeau ouvert : Cinq histoires du corps des Marines (Folio), qui regroupe des nouvelles dont deux s’attardent spécifiquement à la vie de marin soldat, aux longues attentes, aux désœuvrements ressentis, aux responsabilités qui font perdre pied, à la peur tenace de mourir sans avoir réellement encore vécu, à l’ambiguïté de la guerre… « Non, le corps des Marines n’est pas fait pour un homme comme moi, lent et contemplatif », écrira Styron, engagé dans le corps d’élite alors qu’il commençait tout juste sa carrière d’auteur. On vous invite finalement à lire la biographie romancée Al-Najdi le marin (Actes Sud), de Taleb Alrefai, qui nous plonge dans la vie du capitaine (1909-1979), petit-fils symbolique de Sindbad, qui a entendu le mystérieux appel de la mer pour la première fois alors qu’il avait 5 ans, mais dont l’exploitation du pétrole a transformé la société. Alors qu’on le suit dans son dernier voyage en mer, la tempête, tout comme ses souvenirs de navigation affluent.

Une BD à lire
Le marin des sables, de Jérémie Royer, d’après le roman de Michel Ragon (Albin Michel)

Un extrait d’un classique
Premier voyage de Sindbad le marin, dans Les Mille et Une nuits (trad. Antoine Galland)

« Sire Sindbad poursuivant son histoire : “On s’aperçut, dit-il, du tremblement de l’isle dans le vaisseau, d’où l’on nous cria de nous rembarquer promptement; que nous allions tous périr; que ce que nous prenions pour une isle, étoit le dos d’une baleine. Les plus diligens se sauvèrent dans la chaloupe, d’autres se jetèrent à la nage. Pour moi, j’étois encore sur l’isle, ou plutôt sur la baleine, lorsqu’elle se plongea dans la mer, et je n’eus que le temps de me prendre à une pièce de bois qu’on avoit apportée du vaisseau pour faire du feu. Cependant le capitaine, après avoir reçu sur son bord les gens qui étoient dans la chaloupe, et recueilli quelques-uns de ceux qui nageoient, voulut profiter d’un vent frais et favorable qui s’étoit élevé, il fit hisser les voiles, et m’ôta par-là l’espérance de gagner le vaisseau.” »

 

PLONGEUR
Carnet de plongée, collection de récits des profondeurs, recueil d’histoires de découvertes, Seize îles (XYZ) est tout ça à la fois, et plus encore. Jean-Louis Courteau, plongeur amateur émérite qui passe maintenant la plupart de ses sorties en eaux douces au lac des Seize-Îles, y dévoile les raisons de sa passion. « Et pourtant, j’aime plonger dans les cavernes où il fait plus noir que noir. Ça n’est pas l’obscurité qui me terrifie, mais sa vastitude », y écrit-il notamment. C’est que chaque plongée, chaque découverte qu’il y fait ou compte y faire, entraîne le lecteur de chapitre en chapitre plus profondément dans ses réflexions, au même rythme qu’il fait sa descente. Il nous présente ainsi des histoires où les hasards se succèdent alors qu’il cherche des encriers de l’époque d’avant que des poètes auraient jetés, alors qu’il arpente le fond des eaux pour y trouver un camion, mais découvre plutôt un vase datant de plus de 500 ans. Car les lacs cachent bien plus de mystères que ce que nous connaissons d’eux, et celui des Seize-Îles, avec ses légendes, n’y fait pas exception. Parmi les racontars issus des aînés du village, chaque lac recèle un piano; mais celui des Seize-Îles en aurait deux. Le premier aurait été échappé lors d’un déménagement. « Je me plais à l’imaginer intact, debout dans les profondeurs, couvert d’hydres mélomanes, inspecté par une grosse truite perplexe, me disant que ça ferait une image magnifique… » Lire Jean-Louis Courteau, c’est écouter des histoires fascinantes d’un monde qu’on visite peu : celui des profondeurs des lacs et de l’âme.

Trois autres livres sur la plongée
Amateurs de plongée — ou de récits de plongée, car nul lecteur n’a besoin d’aimer se mouiller —, il vous faut absolument mettre la main sur Komodo, de David Vann (Gallmeister). On s’immerge avec lui dans les profondeurs de l’océan pour assister à un impressionnant spectacle aux côtés de raies mantas, de tortues de mer, de poissons-globes, alors qu’on sait qu’un danger guette; au fil des pages, le lecteur reste sur le qui-vive, car nul ne sait d’où proviendra ledit danger… Dans ce monde sous-marin où les précautions sont nombreuses et nécessaires pour déjouer les lois de la nature et survivre, on sent immédiatement qu’il y a peut-être anguille sous roche… L’air viendra-t-il à manquer, et, si oui, dans la bombonne de qui? Ou peut-être que ce sont les requins qui seront la menace. Ou la noirceur abyssale qui fera en sorte qu’on perdra un coéquipier… Et si c’était tout simplement la haine des uns des autres? Oui, Vann arrive à nous couper le souffle, à des centaines de mètres en profondeur.

On délaisse les romans pour passer à la bande dessinée, médium d’excellence avec ses couleurs, images, ambiances pour nous immerger dans les eaux. D’abord, on recule à la fin des années 1960, sur l’île japonaise de Hegura, dans Ama : Le souffle des femmes de Cécile Becq et Franck Manguin (Sarbacane). On y découvre une communauté de « femmes de la mer », fortes, indépendantes et sauvages, pour qui la plongée en apnée est quotidienne, et qui cueillent à mains nues les coquillages, huîtres ou ormeaux qui peuplent leurs eaux. Ces femmes plongent alors qu’un « tomaé » — un homme — tient la corde pendant leur ascension et subissent la compétition des « dragons de mer », les bateaux de pêche. Un récit fascinant et bien mené. On se tourne ensuite vers le talentueux Jeff Lemire qui, dans Jack Jospeh : Soudeur sous-marin (Futuropolis), met en scène un soudeur sur une plateforme pétrolière au large de la Nouvelle-Écosse, hanté par la mort de son père qui est survenue en plongée, alors qu’il est lui-même sur le point de devenir papa. Angoissé par la venue de l’enfant, il se réfugie dans l’océan. Mais voilà qu’il y fait une découverte troublante qui le replonge directement dans son passé…

Un extrait d’un classique
Vingt mille lieues sous les mers, de Jules Verne

« Bientôt, je m’habituai à cette disposition bizarre, ainsi qu’à l’obscurité relative qui nous enveloppait. Le sol de la forêt était semé de blocs aigus, difficiles à éviter. La flore sous-marine m’y parut être assez complète, plus riche même qu’elle ne l’eût été sous les zones arctiques ou tropicales, où ses produits sont moins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, je confondis involontairement les règnes entre eux, prenant des zoophytes pour des hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne s’y fût pas trompé? La faune et la flore se touchent de si près dans ce monde sous-marin! »

 

PÊCHEUR
Le pêcheur le plus connu de l’histoire de la littérature est certes Santiago, cet homme qui, des jours durant, se battra avec respect contre un adversaire de taille : un poisson gigantesque. Mais ce qu’Hemingway a dépeint dans Le vieil homme et la mer, au-delà d’un pêcheur, c’est aussi la condition humaine et la dignité comme choix. En matière d’écrivain-pêcheur connu, on ne pourrait passer sous silence l’Américain John Gierach, passionné de pêche à la mouche et qui en a tiré une vingtaine de livres (en plus de collaborer à divers magazines de plein air, mais aussi au New York Times). Comme dans Le vieil homme et la mer, on retrouve des réflexions sur les grandes questions de l’humain dans l’œuvre de Gierach, alors que ses textes sont un savant mélange de récits de pêche, d’humour et de philosophie, s’inscrivant parfaitement dans le courant du nature writing. Quelle est la place de l’homme dans ce délicat écosystème de la nature? Voilà la principale réflexion sous-jacente qui traverse son œuvre. Plusieurs de ses ouvrages sont dignes de mention, Sexe, mort et pêche à la mouche, Même les truites ont du vague à l’âme ou encore Une journée pourrie au paradis des truites (les titres sont bien tournés, non?!), mais attardons-nous au plus récent, intitulé Le paradis d’un fou (Gallmeister). La plume de Gierach y est vive, facile d’accès, avec juste assez d’esprit pour faire sourire sans que ce soit lourd. On découvre à ses côtés comment attraper le plus gros poisson jamais vu est une expérience aussi valable, pour l’homme, que celle de rester coincé sous une tente durant un orage. Qui aurait cru que taquiner la truite arc-en-ciel des montagnes Rocheuses ou encore que dénicher la mouche de la couleur idéale pour l’omble à tête plate de Colombie-Britannique était si fascinant? Avec Gierach, c’est même enivrant.

D’autres livres sur la pêche
L’écriture est « une activité qui a beaucoup en commun avec la pêche à la ligne et la philosophie, à savoir la solitude, une dévotion utopique, la dépendance, une futilité apparente et momentanée, et de la chance pure et simple », écrit Mark Kingwell dans De la pêche à la truite et autres considérations philosophiques (trad. Sophie Cardinal-Corriveau, XYZ). Dans ce livre, l’auteur — un philosophe canadien — utilise le prétexte d’un voyage de pêche en famille pour tergiverser et nous plonger dans des réflexions personnelles, des souvenirs, des questionnements qui touchent à la fois le sens de la vie en général, mais aussi l’amitié, la procrastination, le travail, le triomphe urbain, en quoi consiste le fait de devenir adulte, etc. Oh, et il parle de pêche, bien entendu! À cet effet, il ne manque d’ailleurs pas de citer Izaak Walton, l’auteur du Parfait pêcheur à la ligne, un traité de pêche sous forme de joute verbale entre un pêcheur (qui gagnera la joute!), un fauconnier et un chasseur pour savoir quel loisir est le meilleur. Notamment grâce à cet ouvrage, Izaak Walton est en fait considéré comme celui ayant donné une dimension philosophique à la pêche à la mouche, enlaçant cette activité dans un acte de symbiose avec la nature. Et Kingwell s’inscrit dans sa lignée.

On vous invite maintenant à délaisser la philosophie et à plonger dans un tout autre genre : une série policière, signée par un autre amateur de pêche à la mouche, William G. Tapply. Dans Dérive sanglante, Casco Bay et Dark Tiger (Gallmeister), il met en scène un guide de pêche amnésique. Dans le premier volet, on apprend qu’il a perdu la mémoire à la suite d’un accident en montagne pour lequel il est indemnisé, lui permettant ainsi de se libérer de tout souci financier et de partir vers le nord, de devenir guide de pêche à la mouche dans le Maine et de travailler dans une boutique de pêche. Mais voilà : un de ses amis disparaît et, alors qu’il mène l’enquête, les fantômes de son passé autant que les découvertes macabres surgissent… Ces trois romans ont ceci en commun : un hymne à l’art subtil de la pêche à la mouche, une intrigue extrêmement bien ficelée, et un style naturaliste qui nous fait découvrir le Maine dans ses profondeurs.

Un extrait d’un classique
Pêcheur d’Islande, de Pierre Loti (Points)

« La Marie projetait sur l’étendue une ombre qui était très longue comme le soir, et qui paraissait verte, au milieu de ces surfaces polies reflétant les blancheurs du ciel; alors, dans toute cette partie ombrée qui ne miroitait pas, on pouvait distinguer par transparence ce qui se passait sous l’eau : des poissons innombrables, des myriades et des myriades, tous pareils, glissant doucement dans la même direction, comme ayant un but dans leur perpétuel voyage. C’étaient les morues qui exécutaient leurs évolutions d’ensemble, toutes en long dans le même sens, bien parallèles, faisant un effet de hachures grises, et sans cesse agitées d’un tremblement rapide, qui donnait un air de fluidité à cet amas de vies silencieuses. Quelquefois, avec un coup de queue brusque, toutes se retournaient en même temps, montrant le brillant de leur ventre argenté; et puis le même coup de queue, le même retournement, se propageait dans le banc tout entier par ondulations lentes, comme si des milliers de lames de métal eussent jeté, entre deux eaux, chacune un petit éclair. »

 

GARDIEN DE PHARE
« Je vis dans un enfer, un phare entouré d’eau. Pas de terre à des kilomètres. Rares sont les gardiens de nos jours. Le métier demande trop d’engagement », lit-on dès la première page du roman Les bouteilles, de Sophie Bouchard (La Peuplade). Mais Cyril, le dernier gardien de phare de sa région, a choisi délibérément de rester dans cette tour, souveraine, là où le silence le fait sentir chez lui au milieu de ce fleuve inconstant et capricieux. Il prend son métier au sérieux; après tout, les gens et leur bateau dépendent de sa vigilance pour éviter les naufrages. Mais dans ce phare au milieu des eaux salées, où l’on entend parfois jouer de l’accordéon, voilà qu’un couple fait son apparition : Clovis, animé par les technologies maritimes et améliorant les systèmes du phare pour l’automatiser, et Frida, son amoureuse qui compartimente ses émotions dans sa tête. Le trio s’apprivoise, apprend à se côtoyer, perché sur ce rocher qui le coupe du reste du monde. Cyril, Clovis et Frida entretiennent chacun un rapport particulier à la mer, comme un pacte scellé avec elle. Mais une chose importe pour maintenir la lumière : ne jamais perdre le cap. Une histoire se tisse également en parallèle, celle d’un amour au Sénégal entre Cyril et Rosée; une histoire qui aura engendré un nombre faramineux de bouteilles à la mer, de bouteilles avalées, de mains tendues vers le large. Rosée crie sa rage à la mer : « La bouteille. Elle avait pilé sur son orgueil et elle l’avait jetée dans le ventre de l’océan. À bout de bras, elle en avait catapulté une centaine où elle glissait toujours le même message. » Un message qui demandait au gardien de lui revenir.

D’autres livres à lire
Tandis que les personnages de Virginia Woolf, sous sa plume qui nous fait entendre les pulsations de l’eau, tentent de rejoindre le phare près de leur maison de vacances dans La promenade au phare (Le Livre de Poche), dans l’angoissant La peau froide (Babel), d’Albert Sánchez Piñol, ce lieu est loin d’en être un de convoitise. En effet, deux hommes s’y sont barricadés, repoussant l’assaut de créatures à la peau froide et interrogeant ainsi ce qui nous rend humains. Oui, les livres mettant à l’honneur les histoires qui se déroulent dans un phare ou avec un personnage qui en est le gardien sont nombreux à avoir été publiés depuis l’érection de ces piliers catalyseurs d’imaginaire au centre des mers, à la fin du XIXe siècle. Un ouvrage Omnibus, Le roman des phares, regroupe d’ailleurs des classiques du genre, signés par des auteurs tels Jean-Pierre Abraham, Alphonse Daudet, Rachilde, Jules Verne et Henri Queffélec. L’ouvrage, qui possède également un dossier technique illustré, vous promet du dépaysement, de l’aventure et de grands coups de vent! Plus près de chez nous, sur l’île d’Anticosti, Michel Langlois nous entraîne au tournant du XXe siècle, nous présentant la vie d’un gardien de phare (puis de son fils qui lui succède, puis son petit-fils) et de ceux qui gravitent autour de lui dans Les gardiens de la lumière (Hurtubise). Le destin de l’île, isolée six mois par an du reste du continent, suscite l’inquiétude : les 400 habitants sont-ils vraiment chez eux sur ces terres ou est-ce que la rumeur qui circule dit vrai? L’île pourrait-elle être vendue? Cette saga en quatre tomes qui s’échelonne sur quelques décennies nous entraîne au cœur d’une nature qui nous semble au bout du monde, mais qui est pourtant si près…

Pour un voyage en images — toutes de noir et de blanc — dans la solitude d’un phare, il vous faudra vous tourner vers Tout seul (Vents d’Ouest), du bédéiste Christophe Chabouté, qui nous présente un personnage, difforme, né de parents gardiens de phare avant lui, qui vit isolé, avec un dictionnaire et son imaginaire, sur son phare, ravitaillé chaque semaine par un bateau. Œuvre mettant en scène la solitude autant que le désir de liberté, car cet homme n’a jamais quitté la roche sur laquelle est érigé son phare.

« Le gardien devait allumer le feu à la tombée du jour et l’éteindre à l’aube, et toute la nuit, il devait s’assurer du bon fonctionnement des lampes à huile, tailler les mèches pour qu’elles ne fument pas, ajouter du carburant, huiler le mécanisme rotatif, le remonter… Et en aucun cas, il ne pouvait se coucher : le phare devait briller toute la nuit », lit-on avec fascination dans Comment fonctionne un phare?, de Roman Beliaev (La Pastèque). Cet épatant documentaire jeunesse — que tout adulte devrait en fait lire, car on connaît bien peu les dessous des phares — explique en détail et avec vivacité tout ce qui touche leur rôle, leur fonctionnement, leur raison d’être, les plus connus ou insolites d’entre eux (la statue de la Liberté!). Et le tout est illustré avec soin, dans un style loin d’être enfantin et qui nous invite à vouloir prendre le large pour voir briller la lumière d’un phare au loin.

Un extrait d’un classique
Un feu sur la mer : Mémoires d’un gardien de phare, de Louis Cozan (Pocket)

« Les phares en mer font partie de ces lieux où la place que l’on tient dans l’immensité s’impose à nous assez naturellement. Coupés du monde, livrés à nous-mêmes, il nous est impossible de jouer à l’immortel bien longtemps. La connaissance de soi, non pas dans le sens de l’introspection narcissique, mais dans celui de se garder de toute complaisance à l’égard de ses défauts autant que de ses qualités, n’a rien d’une démarche intellectuelle, elle nous est imposée par la nature. On ne s’enfuit pas d’une tour en mer. »

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