L’humoriste n’a pas son pareil pour nous amener loin des sentiers battus. Tout ce qu’il voit, lit, entend sert à son imagination débordante. Après avoir été filtré par le cerveau d’André Sauvé, n’importe quel sujet est transformé et n’est plus jamais vu sous le même angle. Si on le voit à la scène et à la télévision depuis près de vingt ans, on pourra désormais le lire avec la parution de Monologues et détours imprévisibles (L’Homme), un accès privilégié dans les dédales alambiqués, mais ô combien jouissifs, de l’artiste qui nous explique les aléas de ses pensées qui ont conduit à l’élaboration de ses brillants numéros. Pour l’occasion, il a bien voulu nous entretenir de ses lectures parmi les plus fameuses, sources infinies d’inspiration, de méditation et de pur plaisir.

André Sauvé identifie la lecture comme un besoin et doit ainsi avoir son lot quotidien, ne serait-ce qu’une page, au même titre qu’il est obligé de manger et de boire tous les jours. Il prend conscience de l’ampleur de l’univers des livres à l’adolescence, une période difficile pour le jeune homme qui « foxait » ses cours d’éducation physique pour se rendre à la bibliothèque. Il lit un bouquin, puis un autre, pour découvrir au travers de la mêlée des perles, par exemple L’hiver de force de Réjean Ducharme, lui révélant qu’il y a d’autres façons d’appréhender ce qui nous entoure. Il en éprouve de la consolation et est incité à poursuivre son exploration de ces mondes parallèles qui aident à vivre. Siddhartha d’Hermann Hesse, un roman sur la vie du Bouddha, viendra également chambouler ses perceptions. « Ça m’a toujours ému de voir dans les livres ou dans les films quelqu’un qui répond à plus grand que soi », confie notre invité doté d’une belle faculté d’ouverture et de sensibilité.

De grands petits riens
À l’âge adulte, l’humoriste fait connaissance avec Proust, le « Père » comme il l’appelle pour signifier la figure centrale que l’écrivain représente dans sa bibliothèque idéale. « C’est la Bible, le Coran et les sutras en même temps, lance-t-il en parlant de l’œuvre magistrale À la recherche du temps perdu. C’est extraordinaire! C’est un livre qui m’a changé, qui m’a appris à creuser les émotions. » Ce monument de la littérature du XXe siècle, bien qu’il mette en scène des personnages de l’aristocratie française et de la haute bourgeoisie, et en dépit du fait qu’en somme, il ne s’y passe pas grand-chose, parvient à bouleverser des lecteurs et lectrices de tous les milieux et de toutes les époques grâce à la justesse des observations qu’il pose sur la condition humaine.

Il y a certains auteurs auxquels André Sauvé revient. Michel Tournier en fait partie, surtout avec ses courts essais, notamment Journal extime, sorte de carnet où il inscrit ses constats d’existence. Même chose avec Journal du dehors d’Annie Ernaux, écrivaine dont il a tout lu, ou Fragments d’un discours amoureux de Barthes, des livres qu’il décrit comme ses « poids et haltères » puisqu’ils lui permettent d’entraîner son regard à mieux voir. Par leur talent à faire briller des parcelles de réalité souvent invisibles tant elles sont communes, de nombreuses plumes sont une source d’inspiration dans la propre écriture d’André Sauvé. C’est le cas de Zweig, Rilke, Duras, Laferrière, dans la mesure où ce sont une écrivaine et des écrivains investis d’un désir de capter l’essence des êtres et des événements, et qu’elle et ils impulsent en lui une envie de faire de même.

Raconter le pourquoi du comment
Pour la première fois, André Sauvé fait paraître un livre de ses monologues qui sont accompagnés du processus mental ayant mené à leur création. Nous pourrons enfin plonger dans l’esprit vertigineux de l’humoriste philosophe, fort en dédales et en élucubrations de toutes sortes, curieux de comprendre le sens de ce monde dans lequel nous évoluons. « Quand j’écris des numéros d’humour, je m’appuie sur des choses qui sont profondes en moi, et après, l’humour, c’est juste une couleur que je leur donne pour parler de mes préoccupations », exprime-t-il. Monologues et détours imprévisibles nous donne à lire des phrases savoureuses nées de ces questionnements et qui sont intrinsèquement liées à la drôle et belle personne d’André Sauvé. Le fait d’écrire des textes qui seront interprétés sur scène versus ceux destinés à être lus s’avère complètement différent selon notre invité. Les deuxièmes, qui ne seront pas mis en spectacle ni portés par le ton et le timbre d’une voix ou nourris par des gestes et des expressions corporelles, exigent une attention particulière. « Ce n’est pas le même discours. Un texte produit dans le silence et livré dans le silence fait aller à la place qui chuchote en dedans de soi », avoue celui qui a trouvé l’exercice très formateur, assez pour qu’il ait envie de récidiver.

Cet espace de « sensibilité mise à nu » dans lequel il s’est immergé peut être aperçu chez le Norvégien Karl Ove Knausgaard dans sa fresque romanesque autobiographique Mon combat, comportant six tomes de plusieurs centaines de pages chacun. Ces pavés qui ont « beaucoup impressionné » André Sauvé, tellement qu’il considère maintenant l’auteur comme un ami, ne recèlent pourtant pas de notoires péripéties, l’intérêt se trouvant dans la façon qu’a l’écrivain de décrire le prosaïque, de le sublimer par l’acte d’écriture. Tout récemment, les livres atypiques d’Alain de Botton ont aussi fasciné l’humoriste, dont Splendeurs et misères du travail où on lit entre autres des récits sur les congélateurs de poisson, les pylônes électriques, une usine à biscuits ou une firme de comptables tout en réussissant à trouver cela passionnant.

Pour guider nos dirigeants et dirigeantes dans leurs décisions, ou toute personne qui souhaite prendre contact avec une paix intime, André Sauvé conseille Entrer en amitié avec soi-même de Pema Chödrön, le seul livre de croissance personnelle et de spiritualité qu’il a gardé de tous ceux qu’il avait accumulés. « Je les ai jetés parce que je me suis dit : “La vie suffit pour apprendre à vivre”, mais celui-là, mon dieu qu’il est bon. Je le ferais lire pour amener de l’intériorité, une distance saine, un regard plus englobant. » Christian Bobin est un autre auteur qui lui fait du bien, pour qui il éprouve une grande admiration et avec qui il aurait aimé discuter. Il a toujours un de ses écrits pas très loin, « des petites chandelles qui oscillent dans le monde », l’escortant au fil des jours. Les livres, c’est exactement ça. Des phares, des lumières nous indiquant que la beauté existe.

Photo : © Krystel V Morin

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