Elle écrit des livres et scénarise pour la télévision depuis deux décennies. Ces dernières années, Rafaële Germain s’est aussi intéressée au thème fécond de la mémoire avec d’abord la publication en 2016 d’Un présent infini (Atelier 10), un essai personnel dans lequel elle raconte les souvenirs envolés de son père, ravi par un cancer au cerveau. Dans Pour mémoire (Petits miracles et cailloux blancs) (Alto, 2019), coécrit avec Dominique Fortier, elle consigne la beauté des choses, souhaitant ainsi la préserver de l’oubli. Maintenant, avec Forteresses et autres refuges (Québec Amérique, 2023), elle interroge à travers l’Alzheimer vécu par sa mère l’étrange manège des réminiscences.

Lectrice invétérée, Rafaële Germain l’est incontestablement. Elle considère son besoin de lecture au même titre que celui de manger, dormir, respirer. Il faut dire qu’elle a grandi dans une maison peuplée de livres, faisant d’eux des éléments constitutifs de son habitat naturel. Les romans de cape et d’épée ont dès sa jeune enfance parti le bal, qui ne s’est depuis jamais arrêté. De Pagnol à Dumas, elle s’abreuve d’aventures, puis un jour elle rencontre l’œuvre ultime de la remémoration, le monumental À la recherche du temps perdu de Proust. « C’est un roman total selon moi, qui comprend tout, que j’ai lu plusieurs fois et que je compte relire encore, exprime notre invitée. C’est vraiment un livre qui fait cheminer le lecteur. » En le parcourant à différentes époques de notre vie, il nous apparaît sous des angles nouveaux, nous amenant chaque fois autre part, éclairant tout à coup des portions que nous sommes maintenant prêts à comprendre. D’ailleurs, Rafaële Germain s’adonne de plus en plus à la relecture, s’étonnant toujours de découvrir des aspects qu’elle n’avait pas vus la première fois ou alors d’un tout autre point de vue. « Il y a Virginia Woolf que j’ai tout lue, un bonheur renouvelé et jamais édulcoré, et ça ne s’arrêtera jamais, insiste-t-elle. C’est une auteure fantastique et sans fond, c’est-à-dire qu’on peut toujours creuser et qu’il y a encore quelque chose. » Emmanuel Carrère, Jón Kalman Stefánsson, Jonathan Franzen, Paul Auster, Siri Hustvedt sont d’autres écrivains plus contemporains, pour ne nommer que ceux-là, dont elle a traversé toute la bibliographie.

Courroie de transmission
Nécessairement, ces nombreux univers que Rafaële Germain a visités ne l’ont pas laissée intacte. Les auteurs fréquentés sont devenus cette « communauté invisible » qui a influé sur sa manière de voir et ajouté à son propre parcours. Écrire pour elle participe de ce même mouvement qui va de l’extérieur vers l’intérieur et vice versa. « En toute chose, l’écriture, c’est vraiment une façon d’appréhender et de comprendre le monde », annonce-t-elle. Et cela prend d’autant plus son sens quand il s’agit d’aborder le sujet de la mémoire puisque l’écrit suppose d’emblée une inscription dans la durée, un désir de toucher à l’indélébile. « Que veut-on garder de ce que le monde a déposé en nous? », demande l’autrice dans Forteresses et autres refuges. Une question intéressante pour sonder nos valeurs profondes et développer une conscience aiguisée de ce qui nous fait nous mouvoir et de ce à quoi nous aspirons, de ce à quoi, au contraire, nous renonçons ou que nous voudrions oublier.

Si Rafaële Germain aime retourner les pages de livres déjà lus, elle prend aussi plaisir à en découvrir d’autres qui viennent évaser ses horizons. Tel a été le cas de Bondrée et Proies d’Andrée A. Michaud qui, de main de maître, sait mener des intrigues et installer des atmosphères dans une langue évocatrice et magnifiquement ciselée. « Kevin Lambert aussi, qui me flabergaste avec son intelligence et son engagement qui n’est pas moralisateur », estime-t-elle. Au passage, elle conseille aux politiciens la lecture de Querelle de Roberval, une entrée dans les coulisses syndicales des travailleurs d’une scierie où tout un chacun dévoile son envie impérieuse de tout fracasser. Michelle Lapierre-Dallaire avec Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c’était par amour ok a eu le tour d’étonner notre libraire d’un jour par la fulgurance de son verbe et de ses propos sans concession. Côté français, elle se rappelle le roman S’adapter de Clara Dupont-Monod, lauréate du prix Femina en 2021, une incursion sensible dans une famille bousculée par l’arrivée d’un enfant différent.

Un verre avec Rimbaud
Question de partager avec d’autres ce qui l’anime et provoque en elle un soulèvement, Rafaële Germain donne régulièrement des livres en cadeau, qu’elle choisit d’après les intérêts de la personne. Le titre D’autres vies que la mienne d’Emmanuel Carrère revient cependant dans la liste, un récit bouleversant sur la mort qui aléatoirement enlève les uns et anéantit ceux qui restent. Notre lectrice, si tous les possibles se présentaient à elle, ne dédaignerait pas un tête-à-tête avec Rimbaud, même si elle est persuadée qu’il doit être désagréable. Baudelaire et Hugo sont aussi évoqués, témoignant de l’attirance manifeste de l’autrice pour les figures aux personnalités incandescentes.

La littérature « ouvre des portes et élargit le regard » pour Rafaële Germain, qui ne se repaît jamais d’en explorer les atouts. Au moment où l’on se parle, elle est immergée dans La tristesse des anges de l’auteur islandais Jón Kalman Stefánsson, qui édifie toujours des romans cathédrales d’une grande force poétique, et elle se trouve captée par Crossroads de Jonathan Franzen, chronique américaine qui embrasse tant l’intime que l’universel. Pas très loin trône également A Book of Days, un album de photographies de l’artiste et esprit libre Patti Smith. Enfin, elle a ressorti ses livres de Gaston Bachelard, « un vieux poète français, philosophe et psychanalyste — un peu réactionnaire, mais je l’aime — qui s’est penché sur qu’est-ce qui fait qu’on lit et qu’on écrit; c’est magnifique », assure-t-elle. Elle déclare ne pas avoir de genre ou de thème de prédilection, ni même d’attentes particulières quand elle ouvre un livre, seulement qu’il « offre une proposition de changement de perspectives », ce qui représente déjà tout un voyage.

Photo : © Martine Doyon

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