Émilie Bibeau sort du Conservatoire d’art dramatique de Montréal en 2002 et depuis, endosse divers rôles, que ce soit sur les planches des théâtres, à la télévision ou au grand écran. C’est dire que cela fait somme toute vingt ans qu’elle pratique le métier de comédienne. En 2020, elle publie Cœur vintage (Cardinal), un recueil de chroniques autofictionnelles rédigées et diffusées d’abord pour la radio, où les mots, notamment ceux récoltés au creux des livres, font office de remparts face à un monde envers lequel l’autrice a le sentiment d’être décalée. Parce qu’ici aussi on aime le verbe révélateur des écrivains et écrivaines, il nous a paru légitime de demander à l’artiste quelques-unes de ses meilleures suggestions.

Il faut également dire que le sort de Cœur vintage ne s’arrête pas là. De capsules radiophoniques, elles sont présentées en spectacle, pour ensuite devenir livre-carnet, et en décembre 2023, se métamorphoser à nouveau puisqu’une adaptation prend d’assaut l’extra d’ICI TOU.TV sous la forme d’une série de dix épisodes de dix minutes, dont le rôle principal, Pauline, sera tenu par notre invitée. Le personnage, fraîche quarantenaire qui apaise les tourments de son tourbillon intérieur avec l’apport des mots, c’est beaucoup Émilie Bibeau. Un penchant naturel l’aura menée vers les livres, mais ses parents auront énormément contribué à lui montrer leur potentiel illimité — spécifions que son père était professeur de littérature au Cégep Limoilou à Québec et que lorsque sa fille avait 4 ans, il lui faisait la lecture d’À la recherche du temps perdu de Proust en guise d’histoire du soir. Quant à sa mère, elle se passionnait pour Gabrielle Roy et notre invitée se souvient de l’autobiographie La détresse et l’enchantement, lue à l’adolescence, comme étant l’une de ses premières lectures probantes. « J’avais trouvé ça tellement humain, sensible, c’était le portrait d’une femme déterminée et ça m’avait inspirée, ça a ouvert une brèche en moi », explique-t-elle. Le goût de poursuivre la découverte d’œuvres-phares était maintenant bien présent et nombreuses elles furent.

Fabriquer de la beauté et du sens
Le roman Madame Bovary de Flaubert, dont le résumé n’attisait pas nécessairement la comédienne, s’est avéré une expérience de lecture mémorable. « J’ai un rapport très tactile aux livres, je souligne les phrases qui me marquent, qui résonnent, déclare-t-elle. J’aime ressortir des livres que j’ai lus il y a longtemps parce que les extraits qu’on a considérés comme importants parlent aussi de nous et de moments de vie. Je ne suis pas sûre qu’on soulignerait les mêmes choses si on lisait le livre des années plus tard. » Les livres, témoins de notre psyché, baliseurs de nos évolutions. Quoi qu’il en soit, Madame Bovary s’avère un parfait spécimen en ce sens. Maintes fois souligné, ce roman racontant les vicissitudes d’une femme adultère au XIXe siècle et l’examen consciencieux que son auteur y fait de l’esprit et des sentiments humains agit substantiellement sur la jeune actrice en devenir.

Ce que cette dernière apprécie par-dessus tout dans la lecture est précisément cette justesse avec laquelle certains écrivains et certaines écrivaines parviennent à nommer des situations ou des états d’âme. Une manière de dire empruntant par exemple des sentiers poétiques prodigue du relief aux choses qui autrement demeurent horizontales et blafardes. Ce qu’arrive à faire avec une facture magistrale Robert Lalonde, autre grand préféré d’Émilie Bibeau qui ne peut choisir un seul titre et embrasse plutôt l’entièreté de l’œuvre de l’auteur, couronné cette année du prix Athanase-David, récompense suprême en matière de littérature au Québec. « J’ai lu à peu près tous ses livres, c’est tellement beau! s’exclame-t-elle. Il y a tout le rapport à la nature, mais en même temps le côté très humain de l’amour, de la famille; c’est comme une chanson de Gilles Vigneault, une espèce d’alliage très réussi. Il a une écriture extrêmement touchante et nourrissante. » Si l’on poursuit la nomenclature des grands inspirateurs de notre invitée, le Britannique Julian Barnes figure dans son panthéon des lettres. L’écrivain, qu’elle a connu grâce à Fanny Britt, une autrice qu’Émilie Bibeau estime également, l’épate à plusieurs égards, particulièrement avec Quand tout est déjà arrivé, un recueil de trois récits où les personnages tentent tour à tour d’accéder à une sorte de niveau supérieur, sans toutefois se douter que la dégringolade risque d’être d’autant plus vertigineuse.

Le recours aux livres
En discutant avec la comédienne, très vite on remarque le plaisir réel qu’elle prend à échanger sur les livres. « Moi, les auteurs et autrices m’aident à vivre, déclare-t-elle. Je trouve que les gens ont tendance à se faire du bien avec du yoga, du thé vert, du sport, et je suis vraiment d’accord, moi-même je fais tout ça, mais je me disais : pourquoi on ne pense pas à se faire du bien avec les mots? » Une évidence pour Émilie Bibeau qui pratique la lecture active depuis son plus jeune âge et qui consigne dans des cahiers les passages parmi les plus évocateurs. En regardant régulièrement ces pierres précieuses glanées au fil du temps, elle constate combien elles lui communiquent un élan vital qui la supporte. Tellement qu’elle se sent souvent investie du désir de faire connaître davantage les innombrables bienfaits de la littérature, dont celui d’éloigner la solitude, regrettant qu’il y ait trop peu de lieux pour faire entendre ses échos.

La connaissant bien, ses proches lui remettent en cadeau des livres qu’elle reçoit avec le cœur. « J’aime la façon dont on peut se promener dans la poésie », exprime l’actrice pour qui Mouron des champs de Marie-Hélène Voyer a incarné une offrande rêvée, y repérant une immense dose de beauté et une approche « exceptionnelle » de son sujet, l’enfermement de femmes ayant vécu dans des milieux ruraux difficiles. De même, sous une forme monologuée cette fois-ci, Les dix commandements de Dorothy Dix de Stéphanie Jasmin représente un texte fort pour notre libraire d’un jour; l’histoire d’une femme ordinaire qui fait le bilan de sa vie en repassant les conseils dictés par une chroniqueuse américaine censés mener sur la voie du bonheur. « J’ai cent ans Dorothy Dix et je n’ai pas changé, j’ai tenu le cap et oui j’ai été heureuse pas lorsque je voulais être heureuse, pas lorsque je fabriquais mon bonheur, j’ai été heureuse par accident, par hasard, surprise par hasard par des moments de bonheur. » De son côté, elle donne fréquemment La renarde et le mal peigné, une correspondance entre Pauline Julien et Gérald Godin empreinte de complicité et d’amour. Pour faire réfléchir nos dirigeants qui parfois malmènent nos sociétés, elle leur prescrirait un brin de philosophie avec Les grands penseurs du monde occidental de Jean-Marc Piotte, espérant au moyen de cet intermédiaire éclairer leurs décisions.

Demeurant près de lectures qui laissent voir les vulnérabilités, Émilie Bibeau recommande pareillement le roman Mille secrets mille dangers d’Alain Farah, une porte ouverte sur ce qui nous ébranle et que nous devons affronter, avec tout ce que ça demande de courage et d’honnêteté. « C’est un livre férocement intelligent. J’adore Alain Farah, j’aime les mécanismes de son cerveau », n’hésite pas à clamer notre invitée. Selon elle, l’intelligence se vérifie également chez Dany Laferrière avec qui elle voudrait volontiers converser durant quelques heures. « Ça a pas de bon sens écrire bien comme ça! Il dit toujours en mieux ce que je voulais dire. » En s’entretenant avec lui, elle pourrait ainsi engranger des paroles de sagesse aptes à alimenter le feu en toutes circonstances. Voilà bien ce à quoi excellent les écrivains et écrivaines.

Photo : © Maude Chauvin

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