Un homme imagine une destinée à des gens qui sont restés dans l’ombre ou qui n’ont tout simplement pas vécu. Jusqu’ici, rien de particulier, on appelle ça un romancier. Mais ce dernier tient mordicus à ce que ses livres soient considérés comme des biographies au même titre que celles des icônes les plus connues. Avec Inventeurs de vies, Hélène Rioux creuse la question de l’impossible vérité et cherche par là à savoir si nos existences ne seraient pas toutes des supercheries.

Stefan Dimov, le narrateur, pourrait être désigné sauveteur des anonymes. Il invente des parcours de vies aux quidams qui n’ont pas eu le privilège de la postérité, leur octroyant ainsi la reconnaissance à laquelle ils n’ont pas eu droit. Bref, il floue la justesse des événements pour la bonne cause en publiant de fausses biographies. Mais n’est-ce pas toujours ce que l’on fait, interpréter ce qui est arrivé, arranger la vérité, tordre le réel? À commencer par Hélène Rioux qui pousse l’usurpation jusqu’à employer un je masculin. « Souvent je ne décide pas, ça se décide en dehors de moi », explique celle qui, du plus loin qu’elle se souvienne, a voulu devenir écrivaine et qui compte maintenant plus de quinze romans à son actif. Une fois que le personnage de son plus récent livre s’est imposé, la toile du récit peut se tendre, façonnée d’un amalgame appartenant à la fiction, mais aussi aux choses vues, entendues, ressenties par l’autrice — et parce qu’on écrit forcément à partir de soi.

Le personnage de Stefan n’a aucun scrupule à endosser la vie extrapolée des gens à l’existence incertaine dont il fait le sujet de ses livres. De la fille supposée de Lénine à laquelle il a consacré une biographie, il dira : « D’ailleurs elle a existé, elle existe, puisque je l’ai inventée. » Entre lucidité et délire, par moments la ligne des écrivains est mince. Hélène Rioux accepte volontiers que les auteurs s’autorisent un « grain de folie », mais elle les considère comme clairvoyants surtout. « Stefan a étudié l’histoire et il s’est rendu compte qu’elle est contradictoire, on ne la connaît jamais vraiment au fond », affirme-t-elle. Que ce soit à cause de documents perdus, de parties omises ou trafiquées, les événements tels qu’ils ont eu lieu peuvent rarement être entérinés. « L’histoire n’est finalement qu’une suite d’anecdotes aléatoires, vraies et fausses. Je n’utilise jamais la majuscule pour parler d’elle », annonce le narrateur dans Inventeurs de vies. C’est pourquoi il n’hésite pas à intervertir création et réel, le premier ne se pouvant jamais sans le second, et vice versa.

Un deuil inaccessible
Cette fois-ci, en effectuant des recherches sur Federico García Lorca, Stefan Dimov tombe sur l’information voulant que le poète ait été exécuté avec deux ou trois individus. C’est cette tierce personne hypothétique, quelquefois évoquée, parfois non, qui stimule tout de suite l’écrivain et lui donne envie de restituer un destin à ce type indéfini. Les plans de l’auteur sont toutefois chamboulés lorsqu’il fait la rencontre de Florence, vivant dans le même édifice où il loue un appartement en Espagne. Au gré des hasards qui les mènent à s’asseoir pour se laisser couler dans la conversation, plus la femme se prête aux confidences, plus elle semble se dérober à lui. Des incohérences dans ses propos indiquent la présence d’un mystère qui finira par être dévoilé à Stefan : elle a perdu sa fille, Fanny, assassinée à l’âge de 13 ans il y a de cela deux décennies.

Maintenant, Florence souhaite que l’auteur lui remette les jours qui lui ont été volés en écrivant sa biographie. « Je veux que sa vie soit légère, insiste-t-elle, une plume, un pétale. Je veux réaliser ses rêves. Je veux lui donner ça, une vie légère. » Mais l’écrivain refusera, c’est une affaire trop intime pour qu’il veuille s’en mêler. Dans la mesure où rien n’est capable de rendre à Florence sa fille, pas même l’illusion d’une existence, aucune issue ne semble crédible à sa peine. La seule consolation éventuelle se trouve dans l’acceptation des faits, mais elle paraît également impossible, autant que la vérité, fuyante, insatisfaisante, fragmentaire. Et de toute façon, le meurtre d’une enfant est-il seulement concevable dans la réalité? Comment consentir alors à ce qui ne peut s’envisager?

Florence continuera d’habiter les pensées du narrateur malgré son retour chez lui en Bulgarie. Pareil pour les protagonistes d’Hélène Rioux qui occupent encore son esprit après le livre achevé. Ils reviennent d’ailleurs fréquemment d’un roman à l’autre. « Je ne les oublie pas, je ne les laisse pas tomber », déclare-t-elle comme s’il s’agissait d’êtres de chair. Qui sait, dans un roman subséquent, Stefan réapparaîtra peut-être. « Je l’aime, lui », atteste l’autrice. Et s’il revient, ce sera, espérons-le, pour nous raconter la trajectoire des âmes perdues, rompues à l’errance, mais repêchées in extremis de l’oubli.

Photo : © Daniel Montambo

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