Si vous pouviez effacer de votre mémoire les dix dernières années, le feriez-vous? La romancière australienne Liane Moriarty ne va pas laisser le choix à l’héroïne de son dernier livre, À la recherche d’Alice Love (Albin Michel). Alice va perdre d’un coup tout souvenir de sa trentaine et constater avec stupeur qu’elle ne se reconnaît pas, mais alors pas du tout, dans la personne qu’elle est devenue. Son objectif dès lors : tenter, coûte que coûte, de ressusciter ses rêves de bonheur.

Tout commence par une chute. Quand Alice Love ouvre les yeux, elle est allongée sur le sol d’un cours de step, entourée d’inconnues. Un accident aussi bête qu’étrange, car Alice déteste le sport et fuit d’habitude ce genre d’endroit comme la peste. Que fait-elle donc là? Bien vite, Alice s’aperçoit qu’en tombant, elle a perdu un peu plus que l’équilibre et son orgueil : elle n’a aucun souvenir des dix dernières années.

À cet instant, pour Alice, rien n’a de sens. Dans sa tête, elle a 29 ans, attend son premier enfant, file le parfait amour avec un homme parfait (Nick), déborde d’une joie naïve en l’avenir et n’aspire à rien d’autre qu’à une vie simple et heureuse. Et la voilà qui soudain débarque dans le corps d’une Alice de 39 ans, mère de trois enfants, femme au foyer à l’agenda débordant et à la rigueur quasi militaire, en froid avec sa sœur Elisabeth (pourtant c’était sa confidente), et, pire que tout, vouant une haine féroce à Nick avec qui elle est en instance de divorce. « Qu’est-ce qui a bien pu causer une telle catastrophe? », se demande Alice, qui s’emploie dès lors vaille que vaille à sauver son couple. « L’échec de son mariage est ce qui affecte le plus Alice, confie Liane Moriarty. Elle n’a aucun souvenir de ce qui s’est passé, et elle est donc toujours transie d’amour. Un divorce est inimaginable pour elle, et je crois que c’est le cas de tous les couples, même si les statistiques montrent qu’un nombre significatif de mariages parfaitement heureux se terminent par un divorce amer. »

Certains pourtant rêvent de pouvoir effacer le souvenir de relations malheureuses. C’est d’ailleurs ce que décide de faire Jim Carrey, écrasé par un chagrin d’amour, dans le film de Michel Gondry Du soleil plein la tête. Il a besoin d’effacer de sa mémoire jusqu’à l’existence de son ex pour pouvoir continuer à vivre. Avoir oublié les raisons de l’échec de sa relation avec Nick — qui étaient peut-être excellentes —, est-ce une malédiction ou une chance pour Alice? « Je considère que c’est une chance, estime Liane Moriarty, car cela lui a permis de voir sa vie actuelle avec les yeux d’un voyageur temporel venu du passé. »

Le secret ultime
Injecter du mystère et de l’intrigue sous le vernis des apparences d’une bourgeoisie australienne tout ce qu’il y a de plus respectable, c’est un peu la marque de fabrique de Liane Moriarty. Rien d’étonnant, donc, à ce que le mot « secret » apparaisse dans le titre de deux de ses trois best-sellers parus en français à ce jour : Le secret du mari, Petits secrets, grands mensonges et Un peu, beaucoup, à la folie, tous aux éditions Albin Michel.

Avec À la recherche d’Alice Love, Liane Moriarty s’attaque peut-être au secret ultime : l’amnésie. Il ne peut en effet y avoir plus grand secret que lorsque le personnage est une énigme pour lui-même, qu’il doit mener une enquête pour résoudre le mystère de son identité, de sa propre vie. « Ceci explique sans doute pourquoi l’amnésie est autant traitée en littérature et au cinéma », estime l’auteure. Le personnage amnésique est tout aussi surpris, perdu et démuni face aux événements que ne l’est le lecteur/spectateur — il est donc certainement plus facile de s’identifier au protagoniste, de s’impliquer dans l’histoire. Les amateurs de la saga Jason Bourne, de la bande dessinée XIII ou du Memento de Christopher Nolan en conviendront aisément.

Pourtant, si Liane Moriarty a choisi d’employer ce ressort narratif, c’est surtout pour lui permettre de raconter une histoire qui lui échappait depuis longtemps. « L’idée de faire un bond dans l’avenir pour rencontrer mon moi futur m’a toujours intriguée, confie-t-elle. Que penserais-je de la personne que je serais devenue? Est-ce qu’elle me plairait? Est-ce que je serais sous le choc? Je voulais écrire quelque chose autour de ce concept mais je me perdais toujours dans la logistique du voyage dans le temps (sans parler de la crédibilité). Et puis j’ai lu l’histoire d’une femme britannique qui avait perdu la mémoire de plusieurs décennies. Elle ne reconnaissait plus ses enfants ni rien de sa vie actuelle. C’était comme si elle était redevenue adolescente. Et j’ai réalisé que la perte de mémoire est une forme de voyage temporel. Sans vos souvenirs, vous êtes de retour dans le passé. »

Et si Liane Moriarty a spécifiquement décidé d’amputer Alice de sa trentaine, ce n’est pas anodin. « C’est une décennie d’intenses changements dans la vie de bien des femmes, et c’est pendant ces années-là que la plupart des femmes font des enfants », explique-t-elle. Qu’aurait pensé la Liane de 29 ans de celle de 39 ans? « J’aurais été ravie de découvrir que j’étais devenue une auteure publiée, et probablement horrifiée d’apprendre que je n’avais pas encore eu d’enfants (j’ai eu mes enfants au début de la quarantaine) », confie Liane Moriarty.

Alice retrouvée?
Le roman est paru en langue française en février 2019, près de dix ans après sa publication originale. On ne peut s’empêcher de se dire que, rédigé en 2018, À la recherche d’Alice Love aurait été bien différent. En cause, l’immense place que prennent aujourd’hui dans nos vies les médias sociaux.

Les journaux « intimes » livrés en pâture au public que sont Facebook, Twitter, Instagram et consorts auraient permis bien vite à Alice — et on ne peut douter, connaissant la personnalité véritable d’Alice à 39 ans, qu’elle aurait été une usagère assidue des médias sociaux — de retracer sa décennie perdue. En quelques clics, elle aurait eu accès à une quantité phénoménale de textes, de vidéos et de photos lui permettant de retracer les événements passés, l’évolution de ses centres d’intérêt, la nature de ses états d’âme quotidiens.

En 2019, sur le Web, Alice aurait pu consulter sa mémoire externalisée.

Photo : © Uber Photography

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