Avec L’autre moitié de soi (The Vanishing Half dans sa version originale anglaise), l’autrice américaine Brit Bennett livre une saga historique teintée de préoccupations on ne peut plus actuelles. Racisme, réalité trans, colorisme, condition féminine, violence conjugale… Ce roman aussi sagace et dense qu’un essai regorge pourtant d’action, de revirements trépidants.

Précédée d’une réputation enviable, mais amplement justifiée, et d’une collection de critiques aux airs d’éloges publiées un peu partout sur le globe, Brit Bennett pourrait être intimidante. L’écrivaine à l’aube de la trentaine ne recèle, pourtant, pas une once de vanité en elle. Comme si, finalement, elle devait encore se pincer pour prendre la pleine mesure de ce qui lui arrive sur le plan professionnel. Les traductions, d’une part, et ces entrevues avec les journalistes internationaux qui en découlent. « C’est surréaliste d’attirer l’attention de la presse étrangère comme ça. Mon autre livre, The Mothers, m’a donné l’occasion de voyager dans divers pays. Bizarrement, je ne suis jamais allée au Canada de ma vie, mais je suis notamment allée en Nouvelle-Zélande, par exemple. Bien sûr, j’aimerais pouvoir visiter ces endroits en personne présentement, mais je suis capable de le faire virtuellement. Bientôt, je vais aller en France et en Allemagne en restant chez moi, dans mon salon! Il y a quelque chose de vraiment sympathique là-dedans, quelque chose qui combine l’intérêt que génère mon livre et la situation vraiment spéciale qu’on vit en ce moment, ces moyens qu’on trouve pour rester connectés. »

D’une redoutable pertinence
La portée universelle de l’œuvre de Brit Bennett s’explique, sans doute, par sa manière de mettre en scène toute une série de travers humains auxquels personne n’échappe.

Les mensonges sont, à ce chapitre, omniprésents dans ce récit qui prend racine dans un bled sans tellement d’envergure du fin fond du sud des États-Unis, un village un peu spécial (nous y reviendrons), et incompatible avec les rêves de jeunesse auxquels aspirent trois de ses quatre héroïnes principales. Qui n’a pas un jour rêvé à plus grand que ce que ses parents pouvaient lui offrir? C’est le cas, du moins, des personnages de Stella et Desiree Vignes, la première génération de femmes qui se dévoile au fil des pages. Il en va de même pour Jude, la fille de Desiree, une surdouée de la course à pied qui rivalise d’efforts pour être admise dans un programme de médecine. « L’idée pour le livre est venue d’une conversation avec ma mère qui est elle-même originaire de la Louisiane. Elle m’a parlé de cette localité dont elle se souvient d’avoir entendu parler quand elle était enfant. C’était de l’ordre de la légende urbaine. C’est ça qui, je crois, a été l’étincelle. »

Mallard, c’est le nom que Brit Bennett a donné à cette bourgade fictive inspirée par les souvenirs de celle qui l’a mise au monde. C’est une ville de petite taille, mais tout sauf banale, un endroit où femmes et hommes s’assortissent les uns aux autres pour que pâlisse, espèrent-ils, la peau de leurs héritiers. On ne s’y marie pas, pour ainsi dire, à plus noir que soi. Les habitants de Mallard ont fait de cette quête de blancheur une raison de vivre. En procréant de cette façon, comme par souci de se diluer, ils désirent s’arracher à leur sort de personnes racisées et visent ainsi à accéder aux mêmes privilèges que celles et ceux qui ne se heurtent pas à une quelconque forme de ségrégation. « Je voulais exploiter le sujet du colorisme, la complexité de ce concept qui a émergé du suprémacisme blanc, cette idée comme quoi tu es mieux de te rapprocher de la blancheur même si tu n’es pas Blanc toi-même. Le contexte racial en Louisiane est vraiment particulier et ma mère m’a souvent raconté ces fois où on lui a manqué de respect parce qu’elle était plus foncée que les autres membres de sa famille. Ça m’a toujours intéressée et même fascinée. C’est une conversation raciale qui n’a lieu qu’entre personnes noires et à travers celles-ci, qu’au sein de la communauté. Ça ne nous est pas exclusif, cela dit. J’ai des lecteurs sud-asiatiques qui m’ont confié des histoires semblables par rapport à la couleur de leur peau, le colorisme, les crèmes de blanchiment… »

Rares sont les fictions qui témoignent à ce point bien d’un fait réel. Cet ouvrage s’impose comme une fenêtre ouverte sur des préoccupations qui échappent à cette tranche de la population privilégiée et pour qui le grain de peau n’a jamais constitué un enjeu, une préoccupation ou même un obstacle. C’est trop facile, comme Blancs, de l’oublier.

Le regard porté vers l’avenir
Même si les derniers paragraphes pourraient laisser croire à un antépisode, une préquelle, pour user de l’anglicisme courant, Brit Bennett y va d’une réponse sans équivoque. Raconter la vie d’Adele, la matriarche, ne fait pas partie de ses objectifs. À moyen terme, du moins. « Je ne sais pas, je ne pense pas que je vais faire ça. Ça ne fait pas partie de mes plans. Si je devais écrire une suite, ce serait par rapport à la prochaine génération de la famille. Les gens me le demandent beaucoup, d’ailleurs. »

La portée universelle de l’œuvre de Brit Bennett s’explique, sans doute, par sa manière de mettre en scène toute une série de travers humains auxquels personne n’échappe.

Une adaptation télévisuelle de L’autre moitié de soi est à présent dans le collimateur, une série qui verra peut-être le jour avant ce prochain roman. « J’ai vendu les droits, je n’agirai pas à titre de scénariste cependant. Je serai productrice exécutive, mais j’aurai mon mot à dire. Ce n’est pas une chose à laquelle j’ai osé rêver en écrivant le livre, mais c’est réellement excitant de penser que je vais pouvoir joindre un autre public. »

À l’heure actuelle, Brit Bennett planche plutôt sur un projet tout autre, un nouveau manuscrit dont elle ne révèle que peu de choses sinon qu’il sera une fois de plus teinté par la dynamique mère-fille. Une constance dans son travail, un autre thème auquel la planète entière pourra se rallier.

Photo : © Emma Trim

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