Un mois et demi après le meurtre de l’Iranienne Mahsa Amini, l’auteur François-Henri Désérable prenait l’avion en direction de Téhéran avec la ferme intention de faire la lumière sur les soulèvements de la jeunesse iranienne. Alors que les journalistes, étrangers comme locaux, risquaient la prison, que plus de 500 morts étaient comptabilisés et que plus de 5000 manifestants étaient derrière les portes des geôles, Désérable choisit de fouler les terres de l’Iran pour témoigner de ce qui s’y passe. Six semaines durant, il parcourt l’itinéraire fait, soixante-dix ans plus tôt, par Nicolas Bouvier; six semaines durant, il part à la rencontre d’un peuple qui le chavirera par son hospitalité et son courage. L’usure d’un monde est le récit de son périple.

Dans L’usure d’un monde, vous déconstruisez plusieurs idées reçues sur l’Iran. Laquelle, à ce jour, demeure celle qui vous a le plus marqué? De quoi avez-vous été le plus surpris?
Bouvier voyage en Iran en 1953-54, et il écrit : « Ici, où tout va de travers, nous avons trouvé plus d’hospitalité, de bienveillance, de délicatesse et de concours que deux Persans en voyage n’en pourraient attendre de ma ville où pourtant tout marche bien. » Voilà ce qui m’a le plus étonné : c’est de constater que l’hospitalité légendaire du peuple iranien était toujours la même. En soixante-dix ans, elle aurait pu s’éroder, mais non. J’ai trouvé chez les Iraniens une bienveillance, une curiosité sincère et désintéressée qu’on ne trouve nulle part ailleurs, dans aucun autre pays.

Dans un pays en pleine révolte, vous multipliez les rencontres malgré les risques encourus pour vous et pour vos interlocuteurs. De manière assez fascinante, vous rendez ces derniers attachants, en quelques lignes seulement, même s’ils ont croisé votre chemin seulement quelques minutes ou quelques heures. Sont-ils tous réels? (Après la lecture d’Un certain M. Piekielny, on peut se poser la question.)
Un certain M. Piekielny était un hommage au plus grand enchanteur de la littérature française du XXe siècle (Romain Gary), en même temps qu’une réflexion sur la porosité de la frontière entre le réel et la fiction. Mais surtout, c’était un roman. Quand on écrit un roman, il peut prendre sa source dans le réel, mais c’est sans garantie d’origine que cette eau-là est mise en bouteille. L’usure d’un monde est un récit – un récit de voyage – et tout y est vrai. Toutes les personnes dont je parle, dont j’essaye d’esquisser le portrait existent réellement : je n’ai fait que modifier quelques détails pour préserver leur anonymat (il ne fallait pas qu’elles puissent être identifiées par les sbires du régime).

J’y allais pour me faire le greffier du courage inouï d’un peuple admirable qui n’avait plus voix au chapitre.

Pourquoi, alors que tous les signaux de danger étaient au rouge, avez-vous maintenu votre projet de voyage en Iran? Pour le lecteur, cela peut sembler suicidaire comme décision. Votre éditeur était-il au courant? Y a-t-il un moment où vous avez regretté votre décision?
Mon éditeur était au courant, mes parents étaient au courant, et même le ministère des Affaires étrangères était au courant. Mais ça n’est ni à mon éditeur ni à mes parents, et encore moins au ministère des Affaires étrangères de fixer des limites au périmètre de mes pérégrinations. En réalité, c’était loin d’être suicidaire : un grand reporter dans n’importe quelle zone de guerre prend infiniment plus de risques que je n’en ai pris en allant en Iran. Le risque majeur, et bien réel, c’était celui d’être arrêté et détenu arbitrairement. Mais il m’a semblé que c’était un risque à prendre : les journalistes étrangers ne pouvaient plus entrer en Iran, les informations qui nous en parvenaient étaient parcellaires, de seconde main. Je n’y allais pas pour flâner dans les ruines de Persépolis ou chiner un tapis au bazar de Chiraz : j’y allais pour me faire le greffier du courage inouï d’un peuple admirable qui n’avait plus voix au chapitre. Aucun regret.

L’usure d’un monde : votre livre porte, à quelques lettres près, le même titre que l’ouvrage de Nicolas Bouvier (L’usage du monde), à qui vous rendez hommage tout au long de votre récit. Vous reprenez ses routes, vous tentez de voir ce qu’il a vu en Iran, vous confrontez même parfois votre regard au sien, à époques décalées. Qu’est-ce que seuls les écrivains peuvent percevoir, voir ou ressentir, selon vous, lorsqu’ils voyagent comme vous ou Bouvier l’avez fait?
La définition la plus juste de ce qu’est la littérature, me semble-t-il, c’est celle de Faulkner : « Écrire, dit-il, c’est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en plein milieu d’un bois. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre. » Eh bien, c’est pareil avec le voyage : on ne voyage pas pour se rincer l’œil de nouveaux paysages, non, on voyage pour en revenir avec des yeux différents, un regard plus aiguisé, accoutumé à l’ombre – à l’épaisseur de l’ombre, c’est-à-dire au réel dans toute sa complexité. Autrement, on ne fait pas un voyage : on fait du tourisme. Et si l’on est écrivain, on s’efforce de donner leur poids de papier aux routes, aux rêves, aux rencontres – à tout ce qui nous a traversés en traversant un pays.

Plusieurs de vos ouvrages font de multiples hommages à la poésie. Est-ce que l’on peut s’attendre à vous lire sous cette forme un jour?
J’ai écrit quelques poèmes dans Mon maître et mon vainqueur, qui est une histoire d’amour, ou plutôt une histoire de passion amoureuse – disons que j’ai pris quelques-uns des poèmes que j’avais écrits, et puis je les ai habillés de fiction. Je continue à en écrire. Mais de là à publier un recueil… La poésie est une telle mise à nu que j’ai peur d’attraper froid. Nous verrons bien.

Photo : © Francesca Mantovani / Gallimard

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