Dans son essai Le verbe libre ou le silence, Fatou Diome donne le change à ceux et celles qui entravent son travail d’écriture, qui finissent même par saborder son élan créatif, à commencer par une éditrice, nommée pour les besoins de la cause la cavalière, qui un jour surgit dans sa vie. Cette rencontre ouvre toutes les vannes de l’autrice, qui n’accepte pas qu’on trafique sa manière ni qu’on abrège son discours. Si le livre parle plus spécifiquement du milieu littéraire, il aborde aussi plus largement le thème de la liberté d’expression et de l’importance d’honorer ce qui fait de chacun de nous des histoires incroyables à ne pas marchander aux plus offrants.

Fatou Diome, autrice française d’origine sénégalaise, écrit depuis toujours. Parions qu’elle le faisait avant même qu’elle sache former les lettres de l’alphabet, du moins la sève de l’écriture devait déjà couler dans ses veines tant son style est serti d’éloquence et que sous sa plume, n’importe quel sujet se met en verve. « J’écris parce que je ne pourrais vivre sans, c’est ma manière de supporter le monde, d’essayer de comprendre », dit-elle. Former des mots, façonner des histoires, c’est à ça que l’autrice passe ses nuits, faisant avancer sa barque vers la prochaine île, vers le prochain port, mais gardant toujours au coin de l’œil un morceau d’horizon.

La barque, c’est ainsi que l’écrivaine appelle l’embarcation avec laquelle elle prend la mer, la mer d’écriture ou celle de la vie, pour Fatou Diome ça ne fait pas de différence puisque l’une ne va pas sans l’autre. Celle dont le grand-père adoré fut marin aime user de métaphores océanes, et d’une multitude d’autres par ailleurs, toutes aussi savoureuses et puissantes. Elle ne s’en prive surtout pas dans Le verbe libre ou le silence, son plus récent ouvrage, employant à qui mieux mieux cela même qu’une éditrice, dite la cavalière, lui reprochait, c’est-à-dire une trop grande quantité d’images, déroulant devant nos yeux une majestuosité langagière propre à réjouir n’importe quel lecteur ou lectrice. « Mon rôle, c’est d’être libre pour pouvoir mener une création sincère au plus proche de mes préoccupations », explique-t-elle. La recherche de Fatou Diome consiste d’abord à traverser toutes les sensibilités, et par là elle se rapproche de Goethe et de son idée de Weltliteratur, une littérature-monde, qui appelle à abolir les frontières afin d’adopter l’universel. Pour y parvenir, il faut laisser les langues se délier comme elles l’entendent. Par exemple en abandonnant en chemin les clichés, les poncifs, les stéréotypes, le réchauffé. « Plusieurs cerveaux restent dans les tiroirs identitaires, déplore l’écrivaine. Il faut les aider. Derrière chaque territoire, il n’y a que des humains en fait, et où que l’on aille, on croise les siens. » Dans une époque régie par les lois du marché qui fait davantage appel aux chiffres qu’aux lettres, on dirait bien qu’il faut également pour écrire s’embarquer dans la résistance. « Ça devient encore plus urgent même, avant que le marketing justement n’impose totalement sa loi, il faut se redresser, exprime l’autrice. Car pour quelles raisons écrit-on? Je me soumets d’abord à mon esprit, à mon cœur et à leurs nécessités. » Fatou Diome suit sa ligne d’eau, celle-là qu’elle a elle-même tracée, évitant les écueils autant qu’elle le peut, ne se fiant qu’à la force des marées pour habiter son élan.

Fastidieuses sont les boîtes dans lesquelles on nous enferme
Dans Le verbe libre ou le silence, l’autrice en profite au détour pour regretter l’hermétisme de certains penseurs du milieu littéraire, l’indécence qui se manifeste quand vient le moment de payer les écrivains ou le statut inconfortable des Français venus d’ailleurs. « La question existentielle se pose à tous, rappelle-t-elle. Le fait de devoir faire face à sa condition, personne n’échappe à cette réalité, c’est une fatalité. Être consciente de cela me rend vraiment très anecdotique l’histoire des appartenances, de quel groupe je suis, quelle couleur est la mienne, non mais franchement, est-ce que j’ai le temps, moi, pour tout ça? Après tout, il y a une adresse définitive commune à tous les humains : le cimetière. » Les susceptibilités sont nombreuses et les préjugés ont la vie dure. Beaucoup de gens fonctionnent avec des concepts de généralités, appréhendant les différences, inquiets de perdre leur place au soleil. Pourtant, Fatou Diome n’aspire qu’à être sa propre personne. Elle ne souhaite pas écrire pour satisfaire les standards sur l’exotisme imposés par certains et certaines. Peut-on vraiment lui reprocher de tenir à son libre choix? Dans son essai paru en septembre dernier, elle ose le dire, et cela sans peur quant aux foudres que cela pourrait déclencher. « Je ne crains absolument rien, j’assume ma vie, dit l’autrice dans un beau rire. Ou bien je suis une grande inconsciente devant l’éternel ou bien j’ai tout simplement des modèles qui ont gardé la tête haute parce qu’ils savaient qu’ils étaient humains. » L’autrice devient elle-même cette inspiratrice qui donne l’exemple d’une existence vécue à l’aune de sa loyauté, envers ses valeurs et à destination de son prochain. « Et, parce que l’on ne peut se dire humain sans défendre la dignité qui va avec, on écrit toujours pour s’affranchir de quelqu’un ou de quelque chose », écrit-elle, en cohérence avec son travail et son parcours.

Faire sauter les barrages
L’écrivain ou l’écrivaine, pour Fatou Diome, est celui ou celle qui a foi en cette humanité nourricière et qui l’expérimente par sa liberté. De même, le lecteur ou la lectrice qui parcourt une œuvre a l’ambition de se frotter à une parole authentique qui fera miroir à son propre désir d’émancipation. Car qu’aurait-on à gagner d’un genre formaté et de propos lisses et conformes, sinon l’empêchement de ressentir et d’exprimer nos fraternités avec la diversité des voix qui les composent? « L’encre de la plume, c’est le fleuve qui charrie le plus sûrement le savoir humain d’un coin du monde à l’autre et d’une génération à l’autre; donc, l’endiguer ou l’assécher, ce n’est pas que museler un écrivain, c’est également appauvrir l’humanité entière », signe l’autrice. Pour elle, l’espace de l’écriture représente l’endroit où débusquer le vrai et y prendre part. Dans un monde accablé de tous bords tous côtés par les fake news et les accroches factices et mensongères, il n’est pas facile de débroussailler le vrai du faux, mais pour l’écrivaine, la lucidité n’exclut pas la confiance et l’émerveillement. Son expérience et sa soif de connaissance lui permettent de garder l’œil ouvert, et sa curiosité découvre sur sa trajectoire des occasions d’imaginer le meilleur. « J’ai été élevée par un marin. La navigation, ce n’est pas une certitude, on essaye d’arriver à la rive, donc on ne baisse pas les bras, on essaye », insiste Fatou Diome.

Mais les êtres sont ainsi faits qu’ils se sont donné une vitesse de croisière ne leur octroyant que peu de répit; la littérature est d’autant plus nécessaire en cette ère frénétique qu’elle nous donne la permission de nous arrêter pour entrer en introspection et trouver ce dont nous avons cruellement besoin : une âme en liberté. Inutile de sabrer sa chair ou de lui faire prendre des raccourcis, ce serait la dénaturer. « Cette manière de faire de la soupe prémâchée parce qu’on pense qu’elle se digérera mieux, se vendra mieux, c’est cette facilité-là qui menace la littérature », ajoute l’écrivaine. Comme toute réalisation, peu importe le domaine, elle doit d’abord générer du sens pour avoir de la valeur. Ce qui est générique et fabriqué pour s’accorder à l’air du temps fortifie l’idée consumériste et édulcore la réflexion. « Il ne suffit pas de respirer pour être vivant, c’est la quête pour laquelle on met son souffle à l’épreuve qui rend vivant », écrit-elle. Rester à l’intérieur du tracé n’a jamais mené aux révolutions ou même, plus modestement, participé aux changements. L’éclatement du moule et la pluralité des formes ont plus de chance d’ouvrir l’infini des possibles et de nous faire conserver un certain optimisme, fondamental, si nous en croyons l’autrice. « Il n’y a que l’espoir d’un lendemain meilleur qui nous garde en route, soutient-elle. Si vous commencez à penser le contraire, vous n’allez pas vous réveiller demain matin. » Sans doute vaut-il mieux rester dans le sillage de Fatou Diome, près de ses mots qui nous enjoignent à éprouver nos libertés.

Photo : © Astrid di Crollalanza

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