J’emprunte la sortie, tourne à droite au rond-point, continue, continue, continue, traverse le pont après la fromagerie, jette un œil aux directions indiquées sur ma feuille, bifurque à gauche, puis à droite, m’arrête pour faire pipi dans les buissons et, enfin, parviens à destination.

Je prends une grande inspiration.

La femme qui apparaît sur le seuil de sa maison porte en elle la force des rivières et des forêts dont elle parle dans ses livres. Sa jupe est taillée dans un textile épais qui traîne presque au sol. Elle l’empoigne à pleines mains pour dégager ses gestes. Des bottes évasées grimpent à ses mollets. Un chien s’élance au bout d’une laisse qu’elle tient à son poignet. Boucane, c’est le nom de l’animal qui s’approche pour me renifler.

J’essaie de ne pas la comparer à ses personnages.

Sans sourciller, elle entame la visite des lieux, de sa cave pleine de toiles d’araignées à son atelier de couture encombré d’objets hétéroclites, de son bureau à sa chambre qu’elle aime blanche, « parce qu’il se passe déjà tellement de choses là-dedans », dit-elle en désignant sa caboche. Je la suis à travers des pièces lumineuses reliées par un dédale d’escaliers abrupts. Elle ne se retourne pas, me laisse fouiner à ma guise. J’essaie l’ancien fauteuil de son grand-père, une antiquité dont personne ne voulait. Pas le plus fashion, mais elle ne pouvait se résoudre à l’abandonner. Il y a une collection de rouleaux à pâte accrochés au mur de la cuisine. J’imagine les paumes cagneuses qui s’y sont abîmées. Des plantes et des théières partout. Elle ne boit pas de café. Elle préfère les feuilles infusées. Un projecteur pour écouter des films, avec la toile roulée à la manière des cartes géographiques, et une bibliothèque dans laquelle s’enfouir à l’automne, où reposent en paix des classiques du grand répertoire québécois, des terrains d’entente entre nous. Elle ouvre une garde-robe. Des étoffes et des pans bigarrés pendent à des cintres, le travail entamé qui attend sa finition. Elle extirpe un croquis représentant le visage à demi dissimulé d’une femme, si récent que le pastel gras luit encore. Je me concentre pour lithographier dans ma mémoire le rouge sanglant de la robe esquissée.

Dans le jardin, elle me montre la clôture érigée précipitamment à l’aide de cadres de fenêtres pour couper le vent du nord, l’ancienne bergerie qu’elle souhaiterait réaménager, les champs de soya et de maïs, la douche en plein air « avec eau chaude », précise-t-elle, les pommiers qu’elle vient de planter, les pousses naissantes le long des branches juvéniles. Moi qui n’y connais rien, je tente de deviner quels légumes rampent sous la terre. Je balbutie le nom des fleurs. Le petit voisin vend ses œufs, c’est pour ça qu’elle n’a pas de poules; elle veut l’encourager. Le grand arbre dans sa cour est malade, il va peut-être falloir le couper, au moins ça fera du bois de chauffage.

Elle semble régner sur ce territoire comme sur son royaume. Pourtant, elle vient à peine de s’y établir. Elle avance fièrement, Boucane sur les talons, buste gonflé vers l’avant, paumes tendues, doigts écartés pour pointer l’étendue de ses installations. Son visage déborde de sentiment maternel envers ce terrain sur lequel elle veille.

On essaie de s’asseoir à l’extérieur, mais la chaleur nous étouffe. Je suinte. De retour dans la fraîcheur de la cuisine, elle m’offre un drink d’après-midi, teinté d’un sirop de rhubarbe qu’elle concocte elle-même, avec un morceau de lime qui ressemble à la retaille d’ongle d’un ogre. J’ai préparé des questions qui tiennent sur un côté de feuille lignée. J’ai sorti ma calligraphie la plus soignée. On les lui a sans doute déjà posées mille fois, ces questions. Ça m’est égal, je veux savoir. Comment la fillette qui pensait devenir illustratrice pour Disney en est-elle venue à écrire Le corps des bêtes?

« Est-ce que t’écoutes de la musique, quand t’écris? » « Non. Juste les oiseaux. » Il y a un nid qu’elle observe attentivement. Quatre oisillons, dont l’un faible, qui ne survivra pas, qui servira de pitance au raton laveur lorsqu’il s’échouera au sol après son premier vol. Quand la mère les nourrit, les autres tendent leur bec, poussés par l’instinct de survie. Pas lui. Rien sur quoi pleurer. Il n’y a pas de cruauté, pas de victimes dans la nature. Comme dans ses livres; ni bourreau ni martyre. Rien que des corps défendants. Des volontés en mouvement.

Elle me parle du mythe de Salomé, Salomé comme sa belle-fille. Elle aborde son premier mariage, sa lune de miel aux Philippines, ses déambulations dans Paris en écoutant des radiodiffusions enregistrées, les ateliers de création qu’elle donne à Toronto, Sherbrooke, Ottawa, Montréal, du vide ressenti après Blanc Résine, ce vide qu’elle n’avait jamais connu, cette toundra désertique où bâtir, à partir d’écorce, de lichen et de peaux de bêtes épluchées, les doigts gommeux de résine et de musc.

Attention. Ne pas confondre l’artiste avec son œuvre. Me rappeler qu’elle a grandi à Cap-Rouge, étudié à Jésus-Marie, loin du phare de Sitjaq et des lames du ressac sur les récifs. Me concentrer sur ses mains pâles qui ne connaissent pas la misère rugueuse de Seiche. Qui n’ont jamais tâté ni le ventre de Constance Bloom, ni les membres diaphanes de Laure Hekiel.

C’est par exprès qu’elle explore des tabous, des zones périlleuses, pour dévoiler ce qu’ils éveillent, le canyon flou de nos désirs et de nos limites. Elle n’écrit pas avec un but, une intention — sauf d’aider à se connaître soi-même, à se poser des questions. « C’est très philosophique, comme approche. Est-ce que tu lis de la philosophie? » « Pas du tout », répond-elle sans ambiguïté. Je l’interroge sur ses lectures, ce qu’elle y puise : « Ce sont les mécanismes qui m’intéressent. Leur complexité. Une fois que je les ai compris, c’est comme si le livre était fini. »

Je peux sentir le poids de cette maison sous la plante de mes pieds, dans les vibrations ténues de la poussière, la respiration lente et régulière des fondations en pierre. Les planches ne craquent pas sous nos pas. C’est une maison solide, silencieuse, aux chambranles profondément ancrés dans les couches minérales.

J’apprends que nous sommes toutes deux l’aînée d’une famille de filles. Ses sœurs m’intriguent autant qu’elle. Sa mère s’appelle Josée, comme la mienne. J’aimerais voir des photos, des paysages de vacances où paraissent des clavicules bronzées, des couronnes de tresses françaises, sur la plage de Baie-Saint-Paul ou en Espagne, les quatre adolescentes affublées de l’uniforme scolaire à la rentrée, à l’anniversaire d’une cousine, ou à la Ronde, les dents bleuies de barbe à papa.

Je calque mes souvenirs heureux sur les siens.

Elle garde peu de souvenirs d’enfance, comme moi d’ailleurs. Elle se souvient davantage des histoires qu’elle s’inventait que de la réalité, moi aussi. Jamais il ne leur serait venu à l’esprit, à elle et ses sœurs, d’utiliser de vrais cahiers d’école pour jouer; il fallait tout créer, tout imaginer du début à la fin. Ériger des empires à partir de rien.

Je lui demande quelle est sa routine d’écriture. Elle me répond qu’elle n’en a pas, vu qu’elle demeure ici depuis peu. Elle apprivoise encore l’endroit, comme une ourse à la recherche de l’emplacement de sa tanière, en quête du coin tranquille où elle s’installera, repue, quand ça lui chantera. Elle ne semble pas déstabilisée par cette absence de cadrage. À vrai dire, elle ne semble pas déstabilisée par grand-chose : « Je ne m’arrête pas aux obstacles. Ils me permettent de penser, d’agir différemment. »

On discute de ses photos d’auteure, du contraste déroutant entre la délicatesse de ses traits et la brutalité créatrice des mots, des images qui l’animent. Elle fait également de la photographie. Elle utilise son propre visage afin d’expérimenter de nouveaux procédés et techniques. L’image la fascine. C’est d’ailleurs son sujet d’études doctorales.

On pourrait croire qu’elle cherche à immortaliser quelque chose…

Elle me sermonne gentiment, lorsque je lui confesse être trop lâche pour remplir les demandes de subventions et toute source de revenus de la part du gouvernement. Elle a parfaitement raison. Je lui explique mon dégoût de la bureaucratie. Que je préfère bosser de mes mains pour gagner ma croûte plutôt que de remplir de la paperasse. Et d’une certaine manière, j’en suis fière. Ça doit paraître. Elle comprend.

Je lui demande si son œuvre est politique; si elle considère l’art comme une chose universelle ou culturelle. Elle me répond à peu près en ces termes : « Depuis que l’ouvrage est traduit en anglais et en France, on perçoit plus distinctement l’empreinte québécoise. Notre vision de la forêt n’est pas la même que celle des Français. Pour eux, elle est synonyme d’animalité, de danger. Pour nous, peut-être grâce à nos origines autochtones, ce n’est pas ça. » On jase de militantisme, de prises de position. Elle n’aime pas être associée à des courants, à des groupes. Pour elle, il s’agit de donner un essor à des personnages, à une histoire, de faire parler et interagir les êtres humains entre eux et avec la nature, en manifestant de l’empathie à leur égard, sans les justifier, présentant seulement leur perspective. Elle ne souhaite pas être porte-parole des autres ou d’une cause. Elle veut être libre, désengagée. Créer pour créer. Comme ces jeux d’enfance qui ne servaient à rien, mais qu’on tenait quand même à faire vivre, du début à la fin, avec un scrupuleux souci du détail. « Au fond, je dois avouer que ça m’arrange de laisser la lutte aux autres », admet-elle sans gêne.

Je prends une gorgée de gin tonic rose. Recule d’une fesse sur ma chaise, pour me mettre à l’aise. La canicule ne parvient pas à percer les murs de cette bicoque centenaire. J’observe la vieille cuisinière en fonte, « parfaite pour faire chauffer une tarte », m’a-t-elle mentionné tout à l’heure. Elle aurait voulu installer un poêle à bois sous la cheminée; or celle-ci n’est pas adaptée, tant pis.

Sa voix égrène les heures. Je la vois bien enseigner, capter l’attention de classes frétillantes d’apprentis écrivains pleins d’espoir qui soutiennent son regard, empressés de gagner son respect.

Elle me demande si j’ai faim. Je me dévore. Je ne vais quand même pas lui raconter que j’étais trop nerveuse pour déjeuner ce matin. Tandis qu’elle cueille ses ingrédients dans le jardin, je retourne du côté de la bibliothèque. J’effleure les reliures comme des reliques sacrées.

En rentrant, elle s’attriste de l’état de la salade, même si personnellement, je ne vois rien à lui reprocher. Elle tranche des tomates, des prunes et du fromage bocconcini qu’elle dispose dans deux assiettes, verse un filet d’huile et de vinaigre balsamique, quelques tranches de pain à côté, puis s’assoit. La conversation glisse un peu vers moi. J’ai l’impression de déroger à une règle. Ma voix résonne contre les boiseries. Je l’écoute.

Boucane jappe, elle doit le sortir. J’en profite pour consolider mes morceaux, rassembler mes émotions. Mémoriser quelques derniers détails. J’ai oublié de prendre des notes. Pas grave. Je coucherai tout sur papier en rentrant chez moi, ce soir.

 

Avant de partir, je m’arrête sur le pas de la porte entrebâillée : « Est-ce qu’il t’arrive d’accepter des commandes? J’aimerais t’acheter une jupe. Que tu la couses pour moi. » Moi aussi, je veux une armure de tissu pour combattre le regard des hordes. Elle hésite. Je sens qu’elle n’ose pas me décevoir, m’offusquer. « Je n’aime pas la sollicitation. Ça m’enlève l’envie de faire les choses », m’avait-elle dit, plus tôt, concernant les contrats d’écriture. Boucane mordille le bout de mes doigts, sans me faire mal. Elle sourit. Je n’aurais pas dû lui demander.

La prochaine fois, j’apporterai du gin.

 

 

Sara Lazzaroni
Son nom sonne italien. C’est qu’elle est née sous le drapeau vert, blanc et rouge en 1994, avant de venir grandir à Québec. Très jeune — à 20 ans — elle publie Patchouli, un premier roman empreint d’une âme forte et d’une sagesse palpable. Suivra Veiller la braise, histoire touchante d’un couple qui vieillit doucement en suivant la splendeur de la vie, puis Okanagan, périple d’une jeunesse en recherche de liberté, et, finalement, Plus grande que les maisons, la quête d’un bonheur qui a la queue glissante. Si ses livres semblent s’inscrire sous le sceau du banal à travers plusieurs péripéties, ils imposent pourtant des réflexions essentielles sur soi, le passé, la vieillesse et l’amour. Mais c’est peut-être la faute des études en philosophie de l’auteure qui se sont immiscées partout dans l’écriture, la rendant exceptionnelle. [JAP]

Photos : © Audrée Wilhelmy
Photo de Sara Lazzaroni : © Françoise Rhéaume-Gonzalez

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