Quand quelqu’un près de moi traverse une période de turbulence, j’offre invariablement ce conseil : « garde les yeux sur la ligne d’horizon. »

C’est aussi ce qui m’est venu à l’esprit quand, en avril dernier, la controverse autour de l’autobiographie de Ginette Reno a fait grand bruit, au cœur d’une campagne promotionnelle qui visait à mousser les ventes de ce livre disponible en exclusivité dans une chaîne de pharmacies et sur le site Web de madame Reno. Regarder la ligne d’horizon, dans le cas présent, c’est ne pas laisser la mise en marché d’un seul livre, aussi disruptive soit-elle dans son intention, remettre en question sans nuances le travail de toute la chaîne du livre, dont celui des libraires.

Au Québec, depuis 1981, la Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre régit les modalités de commercialisation du livre et les pratiques des intervenants de la chaîne qui tirent chacun une part des revenus générés par ce commerce. L’un des effets de cette loi est la solidité du réseau de librairies partout sur notre territoire, qui bénéficie à toute la chaîne du livre. À titre d’exemple, dans notre province, les livres d’auteurs québécois ont compté l’an dernier pour 52,3% des ventes totales du marché de la librairie au Québec selon le Bilan Gaspard 2022 publié par la BTLF. L’un des socles de cette solidité est l’agrément que les librairies peuvent obtenir du ministère de la Culture et des Communications et dont les conditions sont définies par la loi. Pour l’obtenir, les librairies doivent remplir des obligations quant au nombre de titres, dans chaque catégorie définie, qu’elles doivent prendre en office et tenir en librairie. En contrepartie de ces obligations, elles bénéficient du fait que les bibliothèques publiques et les milieux scolaires québécois s’approvisionnent exclusivement dans des librairies agréées.

Pour Jean-François Bouchard, président de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL), la loi permet aussi que les nouveautés des éditeurs atteignent le lectorat partout au Québec, peu importe leur potentiel commercial. « Depuis plus de quarante ans, l’application de cette loi a favorisé le développement de l’activité éditoriale, la publication d’un grand nombre d’écrivains et d’auteurs, et elle a permis la création et la persistance de quantité de librairies un peu partout au Québec. En somme, c’est tout un écosystème bien structuré et éprouvé qui dynamise et préserve le livre, ce vecteur central de la culture1 », plaide celui qui est aussi directeur général chez Groupe Fides et aux Éditions La Presse. Monsieur Bouchard souligne l’une des exigences économiques de ce système qui permet de mettre à disposition des lecteurs toute la diversité des productions éditoriales : « Les libraires pilotent des commerces coûteux et risqués, qui génèrent de faibles marges bénéficiaires. Ils doivent supporter de lourds inventaires et des coûts fixes conséquents. » Si on demande aux libraires de travailler pour des miettes quand des livres s’annoncent comme des succès de vente, on rompt l’équilibre qui sous-tend toute notre industrie.

J’ai œuvré quinze ans dans l’industrie de la musique et du spectacle. L’avènement des plateformes de musique avait laissé miroiter que l’élimination de certains intermédiaires permettrait une meilleure rémunération des créateurs. Dans ce nouveau modèle, seule une infime minorité d’artistes sont capables de générer un nombre d’écoutes stratosphériques.

Les maillons de notre chaîne du livre travaillent chaque jour à ériger un rempart pour notre culture d’ici, dont le livre est un produit phare.

Au moment d’écrire ces lignes, le livre le plus vendu dans le réseau des librairies indépendantes du Québec était la biographie de Clémence DesRochers, avec qui j’ai eu le plaisir de collaborer dans cette autre vie dont je vous ai parlé. Cet été, je vais faire un jardin et m’offrir de douces heures avec ce livre magnifique, signé Mario Girard et admirablement documenté… et j’aurai les yeux rivés sur la ligne d’horizon.

Photo : © Gabriel Germain

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1. Les brèves de l’ANEL, volume 21, numéro 5, 15 mars 2023.
2. Ibid.

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