Rêveurs d’hier et d’aujourd’hui

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Qui, parmi les jeunes générations, connaît la SF française des années 50? Sans doute pas grand monde. 

La science-fiction a débarqué en France en même temps que l’armée américaine et certains auteurs songés comme Butor et Vian s’y sont intéressés, mais il n’y avait au début de la décennie que deux collections spécialisées : « Le Rayon fantastique » qui traduisait quelques Anglais et Américains et « Fleuve noir/Anticipation » qui visait le public populaire avec des récits d’aventure plus ou moins spatio-exotiques, plus ou moins écrits à la pelleteuse par des auteurs obligés d’être très prolifiques pour gagner leur pain (sans beurre). Et c’est dans ce chiche décor qu’est apparu Stefan Wul – pseudonyme d’un dentiste amoureux de littérature folle. À la parution de ses premiers romans chez Fleuve noir, Retour à « 0 » (en 1955) et Niourk (en 1956), on comprit qu’une étoile était née. Wul a ensuite tracé sa trajectoire sidérale avec une douzaine de romans qui ont tous fait date dans l’imaginaire des lecteurs de SF de l’époque, et dont deux ont été adaptés au cinéma (Oms en série qui a donné lieu à La planète sauvage de Topor et Laloux et L’orphelin de Perdide à la base de Les maîtres du temps de Laloux et Mœbius), tout comme Niourk l’a été en BD par Olivier Vatine en 2012. Et son grand roman Noôa reçu la consécration de l’époque, qui était de paraître dans la collection « Présence du futur », fondée en 1954 par Denoël.

Les éditions Bragelonne ont eu l’excellente idée de publier l’intégrale de Wul, en quatre volumes, dont le premier vient de sortir. Cette première intégrale, qui comprend Niourk,La mort vivante et La peur géante, commence ainsi : « L’Année 2157 vit la plus grande catastrophe affectant l’humanité depuis les temps bibliques. L’attaque, car c’en était une, commença de façon insidieuse par quelques pannes de réfrigérateurs. » On y retrouve aussi neuf nouvelles brèves, mais parfois percutantes. En relisant les romans, je me suis rappelé ma jubilation émerveillée de jeune lectrice, dans les années 60, alors que je découvrais la SF. C’est avec cette fraîcheur qu’il faut lire Wul aujourd’hui, en se laissant porter par ses images surréalistes et leur tourbillon sensoriel. Amateurs de robots et de conceptuel abstrait, s’abstenir! Quel genre pouvait mieux convenir à cette imagination foisonnante que la science-fiction, avec son mélange de délire et de logique? Wul était un rêveur, poussé par « l’irrésistible besoin de bâtir ses rêves et de les faire partager », comme il le dirait et comme le rappelle l’écrivain Laurent Genefort dans son excellente postface. C’est un trait que partagent, je crois, tous les auteurs de science-fiction et nombreux sont les auteurs français, aujourd’hui, qui se réclament de Wul. On pourra continuer à rêver avec les trois autres volumes. L’intégrale (T. 2) regroupe Oms en série, Le temple du passé, Retour à « 0 » et Terminus 1), tandis que L’intégrale (T. 3) présente L’orphelin de Perdide, Rayons pour Sidar, Piège sur Zarkass et Odyssée sous contrôle). Enfin, le quatrième et dernier volume comprend des poèmes SF et l’essai « À Propos recousus » sur l’écriture).

Revenons au XXIe siècle dont les rêves SF sont un peu (mais pas tellement…) différents. J’ai déjà parlé ici des deux premiers volumes de « Léviathan » de Lionel Davoust(La chuteetLa nuit, aux éditions Don Quichotte), une histoire élégamment à cheval entre thriller, science-fiction, fantastique et… philosophie. Il est temps de parler du troisième volume, Le pouvoir, conclusion fort satisfaisante de la série. Davoust continue à explorer les envers de la réalité tels qu’ils sont vécus, et manipulés, par des humains qui ont réussi à harnacher et contrôler leur énergie vitale. Autrefois prophètes, chamanes ou sorciers brûlés sur les bûchers, héritiers tordus du Zarathoustra nietzschéen, pourrait-on dire aussi, ils sont maintenant bien installés dans la fabrique complexe de la société moderne (ils se désignent par le terme « le Comité », c’est dire!).

Tout en réalisant pour eux-mêmes grâce à leurs pouvoirs (non magiques, soulignons-le) les rêves les plus fous de l’humanité – richesse, domination, jeunesse éternelle –, ils se font la guerre aux dépens des humains, pertes collatérales pour affirmer leur dominance les uns sur les autres. Le biologiste marin Michaël Petersen et sa famille sont l’objet de ces affrontements; il en ignore l’enjeu, mais pas son épouse Masha, en fait placée auprès de lui par le Comité pour le maintenir dans l’ignorance. Mais il est en train de retrouver la mémoire – et ses propres pouvoirs. Un agent du FBI, Andrew Leon, devient lui aussi la proie des agents du Comité : à ses heures perdues, il a mis au point un outil informatique pour cartographier les manifestations énergétiques de la conscience humaine et le Comité veut l’utiliser pour retrouver Michaël en fuite – assurance de poursuites et courses haletantes dans tous les azimuts. Ajoutons à cela une mystérieuse ombre prédatrice, un faux prêtre et un vrai mage, et agitons avec soin – l’auteur a la main fort habile. Après bien des révélations et rebondissements, le héros perce les voiles d’illusion qui entouraient son existence, mais pas pour devenir lui-même un monstre de pouvoir. La conclusion, qui n’est pas à l’eau de rose, évite ce cauchemar du surhomme : « De là à devenir un dieu, comme le craignaient mes anciens camarades? Ils n’ont rien compris. Non, merci. Un dieu aussi est un esclave; il a besoin d’adoration. Je suis un homme, un homme fort et libre […] dans toute ma grandeur et ma tragédie […] Ce qui compte, c’est devenir. […] Salut à toi, monde. Il y a longtemps que nous nous sommes vus. Montre-moi ce que tu me réserves. J’arrive. »

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