Que feriez-vous si, dans une tourelle sans fenêtres, vous aviez accès à un escalier qui grimpe vers le futur? L’emprunter, bien sûr? Delphine et Aurèle, engagés par les Pontbriand afin d’entretenir leur manoir et de pourvoir à l’éducation de leur pupille, n’hésitent pas longtemps à gravir « la tourelle où l’avenir attend qu’on monte le cueillir ».

Les deux visiteurs des Étages ultérieurs, d’Éric Gauthier, vont de révélations en révélations au fur et à mesure qu’ils franchissent les paliers, chacun d’entre eux « couvrant » un cycle d’un an et quart. À partir de l’époque qui succède à la Seconde Guerre mondiale — où ils commencent leur exploration —, Delphine et Aurèle abordent peu à peu le XXe siècle, puis le XXIe… Mais qu’y a-t-il « au bout de l’après »? Est-ce que le temps a une limite, peut-on « monter jusque dans l’éternité »? Et pourquoi Lédonie, la fillette à qui Delphine enseigne, joue-t-elle un rôle clé dans le futur? Pour quelles raisons l’enfant sent-elle une présence inquiétante qui occupe les cimes de l’avenir?

À l’intérieur de la tourelle, ce sont les vivants qui hantent les fantômes à venir et esquissent « une danse à travers [l]es mirages ». Ils doivent décider que faire des révélations que l’avenir laisse dans son sillage. Peut-on réellement interférer avec le temps lorsqu’on connaît sa teneur, ses aboutissements?

Les étages ultérieurs propose une réflexion stimulante sur le déterminisme ainsi que sur l’eschatologie, qui s’intéresse à la fin du monde : « Comment dire à une enfant qu’on a observé la fin des temps? » Le récit est aussi porté par le suspense et une intrigue enveloppante. Dès les premières pages, j’ai été harponnée, à l’instar des protagonistes, par le magnétisme de la tourelle. Mes pas escortaient ceux de Delphine et d’Aurèle qui montaient vers l’avenir, l’étudiaient pour connaître ce que l’après révèle. Un ton ludique, léger, traverse l’ensemble du roman, s’attache aux renards qui passent devant le manoir. Les étages ultérieurs témoigne du talent de conteur d’Éric Gauthier, qui offre avec ce septième livre l’un de ses projets les plus originaux.

Le malenchantement de sainte Lucy, de Zsuzsi Gartner, est aussi une œuvre d’une profonde originalité. Ici, les révélations sont « collectionnées » involontairement par Lucy, qui devient un véritable « mur de Lamentations en chair et en os ». Mais Lucy prend peu à peu goût aux confessions qu’elle recueille, à son magnétisme mystique — à l’instar de l’attrait de l’escalier des Étages ultérieurs. Quoique l’éventail de secrets qu’elle se voit confier soit le plus souvent sordide, du meurtre au cannibalisme! Ce n’est pas la faute de Lucy, « mangeuse de péchés des temps modernes ». Elle subit son « malenchantement » pénitents après pénitents. En parallèle aux confessions, la propre existence de mère indigne de Lucy se révèle tandis que l’avenir se déploie, 2022 laissant place à une invasion de grives affamées (surveillez le ciel, c’est pour bientôt!), 2023, à une sécheresse généralisée. Pendant ce temps, on découvre sous Montréal un réseau de grottes mystérieuses. Sans oublier que des plantes commencent à se confier à Lucy. Voilà qui donne un aperçu de cet l’ouvrage foisonnant qu’est Le malenchantement de sainte Lucy, roman par nouvelles complexe à résumer de manière linéaire.

Étonnant, inspiré, ce livre m’a rappelé Maleficium, de Martine Desjardins, publié chez le même éditeur. Et il s’agit du premier roman de l’écrivaine canadienne, qui compte toutefois plusieurs nouvelles à son actif; sa maîtrise du format bref est manifeste. La traduction d’Éric Fontaine rend bien le style mordant, l’humour de l’autrice, tantôt subtil (« quand on fuit le loup, on tombe sur l’ours »), tantôt plus direct (« Je me nourrissais de confessions à la manière d’une chauve-souris vampire qui se repaît de bétail endormi »).
Personnellement, je vais attendre que le futur soit favorable avant d’aller dans les bois ou dans les champs. À moins de tomber sur un renard au pelage étincelant.

À propos de chatoiement, Le livre ardent, premier roman d’Andréa Renaud-Simard, fait partie de ces récits qui laissent admiratif. L’intrigue nous plonge en territoires désolés auprès de peuples qui doivent se projeter ensemble vers un avenir incertain. Au sein de ce monde hostile, les plantes, « le dardasse », ne se livrent pas à des confidences extravagantes, comme dans Le malenchantement de sainte Lucy, mais envahissent le moindre centimètre vacant, les habitants disposant de peu d’espace pour coexister. Les Agnats s’entassent donc dans des édifices précaires, se connectant régulièrement à des jeux virtuels, lorsqu’ils ne visitent pas les jardins, dans lesquels le peuple des Ardents se donne parfois en spectacle. Ceux-ci, génétiquement modifiés, sont vénérés, car ils incarnent la perfection. Les Agnats doivent les admirer, car « les Agnats ont besoin de la beauté des Ardents ». Cependant, au final, « la majesté des Ardents dépend tout autant de ses admirateurs »…

Conséquemment, cette « relation » s’use, s’érode au fil des décennies tandis que la neuvième reine Ardente, l’Aînée Amira, achève son règne, à 21 ans. La beauté est en effet considérée comme particulièrement éphémère, fragile, par les Ardents. Dans ce cas, comment, génération après génération, enfanter la beauté? Et s’il existait un après? Des possibilités de cohabitation entre les peuples que des révélations pourraient mettre au jour? Après tout, « s’attaquer à une Aînée, cela marque un avant, un après ».

Récit étincelant à l’image de son titre, Le livre ardent est soutenu par un souffle kaléidoscopique, tantôt féroce, tantôt feutré, à l’égal des vents du désert. Le style et l’intrigue fusionnent de façon harmonieuse dans cette œuvre cohérente et mature, rythmée — les courts chapitres qui mettent de l’avant différents personnages contribuent à enrichir l’action. Andréa Renaud-Simard ouvre joliment la nouvelle collection « Imaginaire » de VLB éditeur.

De quoi donner envie de tenter sa chance dans le désert comme « l’Aînée soufflée par le sable » ou de grimper vers les étages ultérieurs d’une tourelle pour sentir la texture du temps sous ses semelles. Voire de guetter les froissements de ses plantes afin de cueillir leurs confidences. C’est l’heure, je le crains : elles m’appellent. Ou est-ce le dardasse, l’ours ou le renard?

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