Chacun connaît des familles aux relations tortueuses. Parfois, il s’agit de la nôtre. Car les rapports filiaux peuvent être complexes en raison de la proximité qu’ils exigent. Pour l’auteur américain Michael McDowell, la généalogie est captivante, porteuse d’un puissant potentiel fantastique… et horrifique. L’écrivain renommé, à qui l’on doit Beetlejuice, a ainsi publié en 1983 les six tomes de Blackwater, saga familiale dont Alto propose ce printemps-été une toute première traduction française signée Yoko Lacour et Hélène Charrier.

Offert dans un écrin remarquable, chacun des tomes, de type « cabinet de curiosités » avec des sections embossées, charme les sens à la manière d’une fleur vénéneuse. Cette présentation en teintes rouille et argent accentue le contraste avec l’horreur qui déferle dans les pages tels les courants rouges de la rivière Perdido. Flots par lesquels j’ai été illico emportée, affamée de lire les tomes les uns après les autres comme ce qui patiente, insatiable, au fond des tourbillons.

Hormis la généalogie corrosive, une deuxième inspiration de McDowell est le débordement des éléments, par exemple les débâcles du printemps. Le premier tome de la série, La crue, s’ouvre sur cette manifestation de l’excès, sur la démesure : une inondation gigantesque recouvre en 1919 le village de Perdido, au sud de l’Alabama. Ce phénomène dévastateur évoque l’hybris chère à H. P. Lovecraft, dont Cthulhu le titanesque, qui sommeille dans son palais en attendant son avènement — McDowell ne cache d’ailleurs pas qu’il a été grandement influencé par le « reclus de Providence ».

C’est au cœur d’un village de Perdido engloutie par les eaux noires que le riche héritier Oscar Caskey (qui sera plus tard milliardaire) découvre Elinor, qui aurait survécu quatre jours dans une chambre au sommet de l’hôtel. Tous les étages ont pourtant été submergés… Serait-ce plutôt Elinor qui aurait « découvert », attendu Oscar? La méfiance de la mère d’Oscar, Mary-Love, ne s’estompera jamais à l’égard de celle qui deviendra sa belle-fille. Tout comme elle ne cessera de fomenter des plans pour nuire à la nouvelle venue. Il est vrai qu’Elinor agit de façon inusitée : elle est la seule à pouvoir nager dans la Perdido sans périr noyée, elle a des connaissances étonnantes à propos de l’avenir, elle est capable de repérer des gisements de pétrole qui feront la fortune des siens parmi des « hectares de pins émaillés de ruisseaux et de méandres ». Et surtout, elle sait comment contenter la rivière, apaiser sa colère lorsque les habitants de la ville décident de contraindre, de corseter ses eaux bouillonnantes par une digue.

Au fil des années et des tomes de la haletante saga familiale, l’ensemble des Caskey succombe au magnétisme d’Elinor, sauf encore et toujours Mary-Love — et quelque peu Sister, sœur aînée d’Oscar, destinée à demeurer vieille fille selon sa mère (elle se mariera néanmoins). La rescapée de la rivière, aux cheveux vermeils comme cette dernière, installe sur ses rives sa généalogie nouvelle, sa descendance, en donnant naissance à deux filles, Myriam et Frances, très distinctes l’une de l’autre. La première est un moyen pour permettre au couple de déménager de chez Mary-Love en troquant sa liberté contre sa petite fille! Vous avez bien lu : chez les Caskey, les enfants sont la plupart du temps abandonnés par leurs parents puis adoptés par d’autres membres du clan : « On abandonnait une nouvelle fois un rejeton Caskey. Dans toute l’histoire de la famille, Frances était la seule enfant à être restée auprès de ses parents. »

Ce comportement pour le moins surprenant est inscrit dans la lignée des riches propriétaires, tout comme la rivière appelle Elinor et exige ponctuellement des offrandes : « La Perdido, comme chacun le savait, ne rendait pas ses morts. » Et c’est là que l’horreur, somptueuse, délie ses doigts d’argile dans les six livres. Les remous libèrent des êtres au faciès plat et luisant, avides de démembrements. Parfois, les fantômes s’aventurent sur les berges près de la digue ou dans les chambres d’amis des Caskey, qui abritent des hantises. Mais le souffle des éléments exacerbés ne demeure jamais à distance, l’affluent sauvage restant indompté au fil des chapitres. La famille n’est ici rien de moins que sa propre digue, certains de ses membres étant condamnés à se noyer dans l’excès.

C’est le rêve de fortune d’Elinor et sa concrétisation par tous les moyens qui se déploient dans Blackwater, telles des algues épaisses. L’arrivée de la jeune femme au sein de la cellule familiale des Caskey bouleverse le destin de chacun, les lie à jamais à la rivière : « Le problème de cette famille… On ne peut jamais être sûr que les choses restent longtemps ce qu’elles sont. » La survenante modifie également le futur de l’ensemble de la communauté établie sur les rives imprévisibles. Les lieux respirent, palpitent, chargés de volontés boueuses parmi le millier de pages de cette série vertigineuse et addictive.

J’ai senti la pluie, le « mélange opaque de sang et d’eau », l’alliance des forces surnaturelles et généalogiques qui réclament leur dû : la Perdido ne se laissera pas faire, « cette ville appartient à la rivière ». L’affluent aux eaux amarante s’avère au final le personnage principal de la saga Blackwater, Elinor, son émissaire, et sa fille et sa petite-fille Frances et Nerita, ses sentinelles. Sentinelles anthropophages dévouées aux souhaits de la rivière, à la nourrir comme Elinor a soif de richesses dont elle rêvait, du fond de sa vase endormie.

Cependant, Elinor sait qu’elle regagnera les profondeurs aveugles, que c’est que « descend » sa filiation, qu’aboutit sa généalogie : « L’eau noire. C’est de là que tu viens. L’eau noire, c’est là que tu retourneras. » Tout comme Elinor n’ignore pas qu’à l’égal des créatures lovecraftiennes enfouies au creux des abysses, elle peut vivre très longtemps, à sa manière éternelle. Et c’est un souvenir solide, durable, que m’a laissé cette série de McDowell lorsque j’ai quitté à regret l’embouchure de la Perdido. J’aurais volontiers prolongé le voyage en territoires de murmures et de marécages en lisant plusieurs tomes supplémentaires. Le récit s’est entrelacé autour de moi une racine à la fois, comme la généalogie s’incruste tranquillement dans qui nous sommes, avec la patience de la pierre et du lichen.

La filiation des rivières a beaucoup à raconter sur ce qui se blottit dans ses eaux troubles. Ce qui attend, rêve de nous. J’entends cette « mélodie interminable, vagabonde et hypnotique » qui guide mes pas tout près de la surface. Moi qui pourtant n’aime pas particulièrement la baignade…

Photo : © Frédérick Durand

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