Pendant six ans, j’aurai signé cette chronique sur les littératures de l’imaginaire dans Les libraires, revue que j’estime tout particulièrement. Ce n’est donc pas sans émotion que je rédige cet ultime texte dans ces pages aimées, longuement fréquentées (et que je continuerai à lire avec assiduité). Je propose de vous emporter une dernière fois en direction de territoires de légendes, au creux de l’un de mes espaces de prédilection. Vers des « ouvrages clairières », récits où la forêt et les lacs déploient leurs bourrasques souveraines. Rebienvenue dans les bois pendant que le loup n’y est pas. Quoique…

Le premier roman de Guillaume Bollée, Une porte au fond de la forêt, invite à arpenter une forêt endormie. Bon nombre d’enfants — vingt-quatre — sont mystérieusement tombés dans le coma en quelques jours. Tout juste de retour à Montréal à la suite d’une succession d’enquêtes échevelées, Paul Tremblay s’accroche à cette énigme. Y aurait-il un lien avec ces milliards de curieux crustacés qui pullulent dans la cité, sur les planchers des restaurants, dans les stationnements et « qui [ont] rapidement colonisé les trottoirs et les conversations »? Les citadins s’habituent singulièrement vite à la présence des arthropodes en ces lieux publics. Les indices de Paul semblent cibler un bois enchanté, où demeure une grande silhouette noire et dégingandée. Un ogre kidnappeur d’enfants? Avant de disparaître, Kyoko Watanabe, écrivaine et artiste visuelle, a laissé des indications dans ses livres, comme autant de cailloux blancs à suivre. Paul s’élance sur la piste végétale en direction des Laurentides, en compagnie de Clémence Gripari, bouquiniste qui reçoit d’inquiétantes visites nocturnes dans son commerce. Quelle porte a-t-on ici ouverte?

Véritable ode à la place du merveilleux et aux contes dans le quotidien, Une porte au fond de la forêt intrigue d’emblée. Les pages se tournent au gré des cliquètements des crabes sur les pavés, des racines qui percent la terre ferme de leurs réseaux d’histoires. Guillaume Bollée signe un premier roman insolite porté par un style ornementé qui sied à son projet.

À leur manière, les pétroglyphes percent la terre, la pierre. Certains rochers qu’ils ornent. Mais savez-vous en quoi ils consistent? Dessins millénaires auréolés de mystères depuis des siècles, les pétroglyphes seraient, selon l’avis de certain.es, des passages vers des réalités alternatives, formant un réseau, une constellation. C’est du moins ce que constate Duane dans « La voie des pétroglyphes », nouvelle au sommaire de Nous voulons voir votre chef!, de Drew Hayden Taylor. Le voleur de voitures délinquant est mis en « réhabilitation » sur une île considérée comme sacrée, ayant emmagasiné « des réflexions et des rêves [d’]ancêtres ». Que faire de cette brèche intemporelle dans la pierre? Tenter de sauver le monde, à l’instar du superhéros dans « Superdéçu », qui accumule les poursuites judiciaires à force de vouloir épauler avec maladresse son prochain, sa prochaine?

Délicieusement humoristiques, les nouvelles de Nous voulons voir votre chef! savent aussi se faire profondes, saisissantes, le temps d’observer les étoiles en simultané — de plusieurs endroits de la galaxie — ou d’écouter un jouet d’enfance poussiéreux convaincre un adolescent de ne pas s’enlever la vie. Drew Hayden Taylor propose un projet encore trop rare et indispensable, à l’égal de Wapke, dirigé par Michel Jean : un recueil de nouvelles d’anticipation autochtones. Il convoque avec brio les imaginaires, les intelligences artificielles s’alliant à des capteurs de rêves… nouveau genre : « Qu’est-ce qu’un capteur de rêves endommagé pouvait bien avoir à faire avec tout ça »? Sans omettre l’incursion d’extraterrestres pour le moins tentaculaires.

Dotée d’une force de plus en plus surhumaine, Vern, dans Sorrowland, de Rivers Solomon, a souvent eu l’impression qu’elle venait d’ailleurs. Il faut dire qu’elle a grandi au sein d’une secte, le Domaine béni de Caïn. Comme l’ensemble des siens, elle doit passer ses nuits attachée à son lit. Mais un soir, la jeune femme, enceinte du révérend, parvient à rompre ses liens. Dès lors, Vern comprend que sa mutation — serait-elle une sorte de ratte de laboratoire? — est à l’origine de sa délivrance inespérée : « Avant ce soir-là, sa force était restée cachée. Mais elle s’était mise en marche. » Il y a toutefois plus urgent : dans les bois, Vern accouche de jumeaux, qu’elle prénomme Hurlant et Farouche. Elle les élève dans la forêt-refuge, traquée par ce qui semble être une émissaire de la secte ainsi que par ses propres hallucinations, fragments du passé. Jusqu’à ce qu’elle décide de rejoindre la ville : « La forêt n’était pas le monde, il leur faudrait bientôt en sortir. » Sa mue est alors déjà enclenchée, « comme si [s]on squelette voulait sortir ».

Qu’est-ce que Vern est en train de devenir, dans son corps-arsenal, tandis que sa famille et elle rejoignent l’un de ces endroits « qui ne sont que des clairières »?

Vibrant, humain, sensoriel et immersif, le troisième roman de Rivers Solomon s’envole, éclot comme un nénuphar à la surface des eaux. Ses personnages vous escorteront sans doute, comme moi, bien au-delà des 500 pages de ce copieux ouvrage, qui serpente parmi des sentiers forestiers emplis de monstres sublimes, « transform[ant] le chagrin en fleurs ».

Au sujet de tracés entre les épinettes, vous connaissez la route 175, qui sinue jusqu’au Lac-Saint-Jean? Après un immense cataclysme, la région est devenue une destination prisée dans le recueil collectif Apocalypse Nord, dirigé par Mathieu Villeneuve. Sept auteurs — l’incluant — originaires ou résidants du Saguenay–Lac-Saint-Jean signent les textes de cette plus récente parution de la collection « Frontières » des Six Brumes (qui compte aussi à son actif un collectif sur la fin du monde en Estrie et un autre livre portant sur les légendes fantastiques de la Mauricie). Cette fois, « Le Royaume » prend des allures eschatologiques, accueille tantôt des fins du monde horrifiques, chapeautées par la faim infinie des wendigowaks, tantôt des quêtes de neige sous un ciel d’étain, le réchauffement climatique empêchant les congères de s’accumuler. Les apocalypses se font parfois intimes, parfois collectives, souvent noyées par la montée des eaux, 2028 étant par exemple, dans « Into White », d’Élisabeth Vonarburg, « l’Année des Grandes Marées ». Apocalypse Nord nous invite à reconsidérer « Le Royaume » sous sept angles insolites, inventifs, mais surtout, mémorables. À  « éclate[r] de rire au milieu de la toundra » comme l’écrit Gabriel Marcoux-Chabot dans le très beau « L’odeur du caribou et le goût du sang frais ».

Au creux de ces nombreux lieux de passage, les racines, tangibles ou fugaces, se multiplient, éphémères portails. Bonnes excursions dans l’étreinte de la forêt et des clairières. Pendant que le loup y est.

Photo : © Frédérick Durand

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