Quelle est la différence entre un démon et un fantôme? C’est une question que j’aime poser aux étudiants lorsque j’enseigne les littératures de l’imaginaire. Une réponse fréquente est que les spectres ont jadis été vivants, matériels. Du côté des diables et autres suppôts de Satan, c’est plus complexe : certains chercheraient à posséder des humains (vous savez, les fameux exorcismes) afin de prendre le contrôle d’une enveloppe charnelle, de s’approprier un corps au cours de leur existence infernale.

Dans Le royaume en guerre d’Yves Meynard (Alire), troisième et dernier tome de la série de fantasy Chrysanthe, les démons sont maîtrisés par un magicien machiavélique, Casimir, qui « ressuscit[e] des enchantements oubliés depuis l’aube des temps ». Christine, la jeune héritière du trône, est revenue depuis peu au palais, à la suite de longues années où elle a été prisonnière d’un monde factice. Mais on manigance dans l’ombre afin que son père, le souverain, soit à son tour claustré dans les univers parallèles qui ceignent la citadelle. Casimir et son armée surnaturelle envahissent donc les champs de bataille. Heureusement, la magicienne Mélogianne connaît des formules pour contrer les troupes méphistophéliques, « accidents de la Création, vomis au hasard par le Livre des Ombres ». Néanmoins, ces invocations exigent un tribut coûteux…

Maestro tant de la science-fiction que de la fantasy, Yves Meynard clôt brillamment la série Chrysanthe, disponible pour la première fois en français. Son style précis et lyrique cimente ce roman inspiré, dans lequel la fantasy est abordée de manière surprenante et personnelle. Que faire lorsqu’une meute de démons déferle comme autant de loups sur un royaume? Espérer avoir convoqué des fantômes?

Il y a longtemps que les canidés à dents affûtées hantent les routes d’Arcan, petit village métis du Rougarou de Cherie Dimaline (Boréal). La plupart des habitants admettent que « sur ces terres, occupées ou abandonnées à la nature […], vivait une autre créature ». Le récit fantastique se déploie autour de l’héritage légendaire des rougarous, êtres mi-humains, mi-animaux au comportement quelque peu démoniaque. Les mises en garde d’éviter les chemins obscurs à la nuit tombée ont peuplé l’enfance de Joan et la poursuivent jusqu’à l’âge adulte. La trentenaire a en effet le cœur brisé après le départ soudain de son mari. Un an plus tard, au terme de recherches ininterrompues, Joan retrouve Victor, mais sous l’apparence d’un révérend, Eugene Wolff, qui certifie ne pas la connaître. Il semble sous l’emprise d’un être pour le moins malveillant, son supérieur Heiser. Ce dernier l’utiliserait-il comme le magicien Casimir emploie ses démons en guise de marionnettes pour ravager les plaines?

Ici, les routes forestières grondent de lourds secrets et les fables s’enfuient griffes dehors. Ainsi court « le rougarou, le cœur rempli de ses propres légendes mais le ventre vide, réapparaissa[nt] pour hanter ses terres. Mais aussi pour chasser ». Joan tentera de « reprendre son homme au loup » et de comprendre la magie pour combattre les émissaires du mal — l’un des trucs étant… de se faire pousser un os sur le crâne!

Rougarou revisite avec inventivité le thème du lycanthrope des grands chemins (de gravier). Le talent de conteuse de l’autrice porte cette histoire captivante et mystérieuse. L’œuvre de Cherie Dimaline donne envie de courir ventre à terre sous l’égide d’une pleine lune blême, chasseur sélène parmi les passionnantes légendes métisses. Et de craindre dans l’ombre les possédés des loups…

Êtres cornus et canines saillantes adoptent des formes inquiétantes dans le roman fantastique Dans les pas d’une poupée suspendue de Frédérick Durand (qui cohabite avec moi au quotidien parmi les êtres fourchus et les petites dents félines pointues). Commis de supermarché, Robert Vallet écume les jours avec un ennui manifeste, l’apex de son existence étant sa passion pour les bandes dessinées. Intérêt qu’il partage en partie avec son oncle Hervé, qui collectionne les objets occultes et entretient des fantasmatiques de « diablesses aux corps déliés […] le long de routes embrumées ». Et puis, Robert a perdu de vue Hervé lorsque ce dernier a remporté une somme significative à la loterie. Son oncle s’est alors fait bâtir une étrange demeure en retrait du village de Champlain, inspirée de ses fantaisies baroques et infernales.

Robert ne pensait jamais franchir seul ce sombre seuil. Mais, indéniablement, la maison l’attendait. Elle poursuit ses desseins démoniaques comme l’oncle compulsait les traités sataniques. L’endroit invite Robert à monter « debout sur un radeau qui voguait sur une mer de flammes ». À marcher dans les pas de la poupée suspendue…

Le suspense est à son paroxysme dans le plus récent livre de Frédérick Durand (Tête première), qui atteint des sommets avec cet ouvrage. L’écriture évocatrice s’allie au mystère grandissant qui enrobe, asphyxie le lecteur au gré des pages. Un paragraphe à la fois, la toile se tisse et le malaise se distille, laissant le fervent de fantastique ébahi par le sang noir qui est désormais le sien. Comme il le fait avec Robert, l’envoûtement soustrait le lecteur au réel. Nul besoin d’attendre la pleine lune pour hurler à pleins poumons, rougarou d’un royaume solitaire.

L’héroïne de Valide, premier roman de Chris Bergeron, se qualifie elle-même de louve. Nous sommes en 2045, dans une dystopie totalitaire pour le moins diabolique. Chris se confie à l’algorithme David qu’elle a réussi à isoler du réseau principal. Pour la toute première fois, Chris s’adresse à la machine sans lui mentir. En effet, depuis les répressions des décennies passées, Christelle n’a pas eu le choix de reprendre son nom de naissance : Christian. La narratrice avait pourtant effectué sa transition au début du XXIe siècle, « compr[enant] aujourd’hui qu[’elle est] une louve ». Mais c’était avant les ravages despotiques de David, et avant qu’on l’oblige à adopter une masculinité factice, à entretenir « [s]on fantôme […] présence […] floue, comme un écho, un murmure ». Chris prendra sa revanche en empêchant David de nuire. Est-elle la seule à envoyer les hordes sur le monde? C’est ce que nous verrons.

Valide (XYZ) se présente comme un « roman autobiographique de science-fiction ». L’ouvrage fusionne adroitement les genres, soutenu par une plume rythmée et poétique qui fait « étinceler les solitudes débauchées ». L’ensemble du livre, sans chapitres, défile telle une longue confidence hypnotique. La voix de Chris s’affine au fil des pages, fait éclater les carcans pour mieux hurler au ciel. Dénoncer les démons-algorithmes, les David qui veulent contrôler les villes et leurs mirages.

Ils sont en apparence loin, les fantômes, dans ce monde sous surveillance. À moins qu’ils n’aient trouvé refuge parmi les avatars. C’est bien connu, la bête a plusieurs visages, et le diable est dans les détails. Imprévisible, il mord parfois sans prévenir au détour des routes de gravier, hante champs de bataille ou maisons biscornues. Et soudain…

Alors, dites-moi : quelle est la différence entre un démon et un fantôme?

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