« Mais, hum, la scène avec le cœur, là, elle l’a tué pour vrai? » me demande mon aînée, relevant la tête de sa lecture. « Tu en penses quoi? » lui dis-je avec un sourire. Pas parce que je ne désire pas lui répondre, mais bien car la réponse n’est pas si claire. L’auteurice de Kissing Game, Rhiannon Collett, joue en effet avec des images pourtant précises, mais dont la signification reste métaphorique.

Les lecteurs effrayés par ce type de flou artistique sont priés de se tenir loin de cette petite plaquette parue dans la collection « Fuwa Fuwa » des Éditions de la Bagnole parce que c’est la saveur principale de ce récit.

Sam est depuis longtemps une solitaire, mais l’arrivée de Kate change les choses. La nouvelle a une intensité qui détonne, amplifiée par l’aura de sa grande sœur. Une énergie qui attire Sam comme un aimant, alors que celle-ci vit difficilement le départ de son père. Les deux adolescentes deviennent fusionnelles et l’amitié étire les limites de sa définition jusqu’à ce qu’arrive l’Incident. Quand la sœur de Kate revient en larmes après avoir été agressée dans un bar, la cadette décide de la venger. Et pour cela, elle aura besoin de Sam… et du marteau trouvé dans la ruelle. Toutefois, quand de la neige tombe tout à coup du ciel en plein été, que l’agresseur gèle et que son cœur tombe sur le sol avec un bruit de velcro, c’est comme si le réel se trouait d’imaginaire.

Que s’est-il vraiment passé? La main de Kate est en sang, le meurtre (mais en est-ce un?) aura un fort impact sur Sam, mais il n’empêche que cette scène ressemble trop à un rêve pour être vraie. Du moins jusqu’à ce qu’un deuxième moment métaphorique enfonce le clou… et relance les lecteurs dans une chasse au réel.

Dans le cas d’Hekla et Laki, album intemporel paru chez Albin Michel, c’est une forme différente d’interprétation qui entre en ligne de compte, cette fois autour des personnages principaux. Qui est vraiment Hekla? Un enfant? Une graine de sycomore? Une créature imaginaire? Et Laki?

La talentueuse Belge Marine Schneider nous entraîne en Islande avec ce récit dont les personnages, inspirés de deux volcans, prennent l’aspect de deux créatures inconnues pour parler d’apprivoisement, de fin, de début, de confiance et d’exploration.

La poésie enveloppe ce texte tout entier, alors que les illustrations aux couleurs brutes et denses placent le décor et soutiennent l’ambiance. Un travail d’orfèvre qui a d’ailleurs valu à l’autrice et illustratrice une des précieuses Pépites d’or du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil.

« Hekla est arrivé par un jour de grand vent sur le chemin du vieux Laki. Son petit corps a tourbillonné délicatement au-dessus du cratère comme la samare d’un érable sycomore. En le regardant tomber, Laki a d’abord pensé à un insecte, puis à un oiseau, mais non, c’était Hekla. »

Laki a longtemps été seul dans son cratère, à compter les saisons en se demandant s’il allait survivre au prochain hiver. Mais l’arrivée d’Hekla crée un tourbillon, une nouvelle vie. Il y a un lien à créer, des cœurs à apprivoiser, des histoires à raconter, un être à accompagner, à protéger. Du moins jusqu’à ce qu’Hekla décide de contrevenir à la règle du lac, s’y enfonce, s’y amuse. Trouve ses propres marques. Et que Laki comprenne que le petit être n’a plus besoin de lui pour explorer la vie.

Les significations de la fable peuvent être nombreuses, tout comme varie l’esthétique des pages de cet album qui invite à la réflexion et aux relectures, ne serait-ce pour apprécier toute la force de certaines images, comme la représentation de la mort de Laki, alors que la couleur glisse hors de lui, moment charnière qui marque le changement entre les deux parties du récit.

La mort est aussi au cœur de Je voudrais te dire, nouvel album d’une grande douceur de Jean-François Sénéchal et Chiaki Okada, publié chez Comme des géants, mais comme un thème enveloppé d’une chaude couverture de réconfort.

Si le lecteur adulte comprend rapidement que l’auteur propose une histoire de lien intergénérationnel autour du deuil, on reste dans le non-dit.

L’illustration nous montre l’aînée couchée, le texte nous la raconte « si petite, si fragile » et ce qui l’attend peut sembler clair. Jean-François Sénéchal a toutefois fait le choix de l’euphémisme. « Elle est partie » écrit-il. En fonction de l’âge et de la sensibilité, la compréhension peut donc varier, d’autant plus qu’au fil des pages, le deuil ou les émotions elles-mêmes ne sont pas nommés. On les sent plutôt à travers le désarroi, la quête de l’autre dans les actions qui s’enchaînent et dans cette lettre que le renardeau veut écrire. Le mot « Adieu » qui vient clore l’ensemble reste encore dans l’image, alors que les illustrations oniriques aux couleurs pastel, encore une fois comme atténuées, accompagnent parfaitement le récit.

Parce que parfois la beauté d’un livre se cache dans l’espace qui se crée entre les mots et leur signification. Les auteurs peuvent en effet faire confiance au ressenti du lecteur et à son expérience personnelle. Ainsi, certains récits résonnent encore plus fort quand ils offrent l’espace à chacun pour y déployer sa propre histoire…

Photo : © Philippe Piraux

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