En 2022, Margaret Atwood fait paraître une version singulière — dans le sens de hors du commun et en un seul exemplaire — de La servante écarlate : un livre qui ne peut brûler, résistant à une température de plus de 400 degrés Celsius. Celsius ou Fahrenheit, le lien avec Fahrenheit 451 de Ray Bradbury s’impose. Mais quelle signification attribuer aujourd’hui à un tel geste?

En tant qu’universitaire, j’ai eu l’occasion de me pencher durant plusieurs années sur la censure littéraire, de la Nouvelle-France jusqu’à la fin du XXe siècle. Censures d’exemplaires par le découpage de pages jugées immorales, mises à l’Index, autodafés, mises au ban par la perte d’un emploi, procès contre des auteurs, des éditeurs, des libraires : toutes les formes possibles de censures ont défilé au long de cette enquête dans l’histoire de l’imprimé au Québec. Le roman Les demi-civilisés, de Jean-Charles Harvey, est emblématique de ces coups de boutoir contre la littérature : en 1934, le cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve interdit le roman dans son diocèse, Harvey perd son emploi au journal Le Soleil et, deux ans plus tard, le premier ministre Maurice Duplessis somme Harvey, devenu non grata, de quitter la ville de Québec.

Naïvement, je le reconnais, je croyais ces formes de censures sinon disparues, du moins mieux encadrées non seulement par le juridique (à partir des années 1960), mais, aussi, grâce à une leçon de l’histoire logée dans un recoin de notre mémoire : il faut protéger ce que Jean-Marie Schaeffer appelle la « compétence fictionnelle », l’une des conquêtes majeures de l’humanité. Cette aptitude à nous re-présenter permet au poète de traverser l’enfer, le purgatoire, le ciel; à un nouveau Prométhée de donner vie à un monstre qui ne cesse de nous hanter; de pénétrer la beauté et la misère d’un quartier ouvrier de Montréal durant la guerre; de rendre inoubliable le microcosme du Plateau-Mont-Royal.

Les dernières années, disons depuis le milieu des années 2010, se sont bien moquées de ma naïveté : protestations contre la pièce de théâtre Fredy d’Annabel Soutar (2016); poursuite contre Yvan Godbout (Hansel et Gretel, 2017); opprobre contre Robert Lepage (SLĀV et Kanata, 2018); conflit éditorial autour de la nouvelle de David Dorais (« Qui? Où? Avec quoi? », 2018); avis du ministère de la Santé et des Services sociaux afin d’éviter d’attirer l’attention sur un roman de François Blais, Le garçon aux pieds à l’envers (2023) — ô paradoxe de la censure, montrer pour cacher! Et, bien sûr, l’essai de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, en 2020, digne d’une censure romaine qui a remis de l’« ordre » dans la cité (cité universitaire, en l’occurrence), entre autres en limogeant la chargée de cours Verushka Lieutenant-Duval, censure qui a polarisé les opinions autour du titre de l’essai de Vallières.

Cependant, et c’est à cela que je veux en venir, on aurait grand tort de limiter la censure à l’énumération de tels cas. Plus que les censures, c’est la possibilité de la censure qui importe et, présentement, cette possibilité se réalise en raison d’une conception débilitante de la fiction; et ce discrédit devrait nous troubler encore plus que les cas de censure eux-mêmes, puisqu’il en est le fondement. Ce que je souhaite pointer du doigt ici c’est, au mieux, une méconnaissance et, au pire, un mépris de la fiction. Cette animosité s’inscrit bien dans notre époque ivre de téléréalité, de « réalité augmentée ».

La fiction menace le monde. Et le monde s’efforce de la conjurer.
– Christian Salmon, Tombeau de la fiction

Le cas de l’usage de la cigarette au théâtre est emblématique de cette confusion néfaste. En effet, répondant à une poursuite, la Cour du Québec a statué que de fumer sur scène n’était pas un geste artistique. Le directeur du Théâtre Bistouri (instrument qui s’est retourné contre lui…) se résout donc à émettre un avertissement : une cigarette va être fumée dans cette représentation. D’où l’on voit que l’air du temps, particulièrement enfumé, obscurcit le jugement : la fiction, telle une vulgaire clope, vient d’être écrasée sous le pied du réel. Pourquoi ne pas alors interdire l’alcool (ce qui ne devrait pas tarder)? Le suicide, le meurtre?

Pour le dire positivement, il s’agit de remettre en état l’idée que la fiction se distingue du réel non pas en raison d’un changement de degré, mais de nature. Le réel transporté, transformé sur scène, dans un roman, dans un film, s’inscrit dans la logique de l’œuvre d’art, de l’œuvre de l’art; en revanche, la dépréciation de ce statut propre à la création entraîne un brouillage qui réduit l’art à un énoncé de réalité. L’œuvre théâtrale ne vaut alors guère plus qu’un message publicitaire, qu’une circulaire de magasin comme régime de discours. L’assimilation de la fiction au réel permet de lui imposer les mêmes règles morales, mettant à plat son pouvoir transgressif : « Tout moralisme radical conduit en outre à une relecture intégriste de l’histoire de l’art. » (Carole Talon-Hugon).

Ces impedimenta de notre époque ne reculent devant rien. La redénomination d’œuvres d’art accomplit, ce me semble, le summum de l’attentat contre l’art. Le cas d’Indian Church d’Emily Carr, devenu Church at Yuquot Village par la Art Gallery of Ontario, est emblématique de ce militantisme qui touche la fiction, voire tout l’art : plus que jamais le mot de « désartification de l’art » d’Adorno caractérise bien ces temps troubles.

D’où nous revoici à ce livre imbrûlable de Margaret Atwood.

C’est en guise de protestation contre cette nouvelle censure morale, militante, que Margaret Atwood a posé un tel geste. Et la réponse à la question posée au début de cette réflexion sur la fiction est double. La fiction, oui, est dangereuse, et cela depuis Platon, à tel point que Jean-Marie Schaeffer a pu écrire : « Dans la culture occidentale, cette méfiance est récurrente depuis l’Antiquité grecque. C’est bien sûr Platon qui l’a exprimée avec le plus de force, à tel point que toutes les polémiques anti-mimétiques subséquentes n’ont fait que broder sur l’argumentaire développé dans La République. » Et oui, elle est en danger, comme en témoignent les cas de censures actuels, car il s’agit, surtout, d’une censure de l’idée même de fiction.

 

Pierre Hébert
Pierre Hébert est professeur émérite, en études littéraires, à l’Université de Sherbrooke. Il signe cette saison Faut-il (encore) protéger la fiction? Combats pour la liberté d’écrire et de lire au Québec (XYZ) dans lequel il revient sur les jalons les plus importants de l’histoire de la censure littéraire au Québec, à travers le prisme des combats pour la liberté. Il y pointe également les multiples, et nouvelles, formes de censures contemporaines, qui, de façon pernicieuse, pourfendent la nature même de la fiction, voire de l’art. On doit également à Pierre Hébert le Dictionnaire de la censure au Québec : Littérature et cinéma (Fides), l’Atlas littéraire du Québec (Fides) et notamment Vie(s) d’Eugène Seers/Louis Dantin : Une biochronique littéraire (PUL), qui lui a valu le prix Victor-Barbeau 2022.

Photo : © Martin Blache

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