Du pouvoir des récits

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En février 2010, le romancier canadien Yann Martel eut l'agréable surprise de trouver dans son courrier le petit mot suivant: «M. Martel, ma fille et moi avons fini de lire L'histoire de Pi. C'est l'histoire avec les animaux que nous préférons tous les deux. C'est un livre charmant – une preuve élégante de l'existence de Dieu et du pouvoir des récits. Merci.»

Le message en question était signé de la main du président américain Barack Obama.

De son propre aveu, Yann Martel a cru que son cœur «a raté un battement». Le plus paradoxal, c’est que l’auteur de L’histoire de Pi a passé près de quatre ans à adresser au premier ministre canadien Stephen Harper des recommandations de lecture, visant à le sensibiliser aux plaisirs de la littérature. Toutes les deux semaines, d’avril 2007 à janvier dernier, Martel a offert au chef de l’État canadien des ouvrages méritant selon lui de figurer sur les rayons d’une «bibliothèque idéale». D’aucuns, dont le journaliste Didier Fessou du Soleil, ont jugé l’entreprise de Martel méprisante à l’égard du premier ministre – ce qui a de quoi faire sourire, de la part d’un chroniqueur que j’ai pour ma part déjà entendu confier au romancier Philippe Besson son exaspération de vivre dans un pays à la vie intellectuelle si pauvre.

De mon point de vue, que partagent bon nombre d’intervenants des milieux littéraire et culturel québécois et canadiens, c’est plutôt le silence de Stephen Harper qui relève du mépris. En presque quatre ans, Martel n’aura jamais reçu de réponse à ses lettres au premier ministre; tout juste des accusés de réception rédigés par des membres de son personnel, au nombre de sept en près de quatre ans. Cette inélégance de Harper apparaît comme un écho assez fidèle de l’hostilité latente dont son gouvernement a fait preuve depuis cinq ans à l’égard des arts, des lettres et de leurs artisans. On comprend encore mieux l’émotion qui étreignit le cœur de Martel à la lecture de la missive d’Obama…

Récemment encore, le ministre du Patrimoine canadien James Moore osait déclarer sans rire que le gouvernement Harper avait fait plus pour la culture et investi davantage dans ce domaine que tout autre gouvernement de l’histoire du Canada, en dépit de toutes les indications contraires et assez faciles à vérifier, en dépit des compressions budgétaires imposées aux milieux culturels canadiens, parfois pour des raisons purement idéologiques. Comme quoi les conservateurs fréquenteraient donc parfois les récits de fiction…

Pour citer le même Martel, dans la préface de son livre Mais que lit Stephen Harper? (XYZ), qui réunit quelques unes de ses lettres au premier ministre, «si Stephen Harper avait lu des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre et de la poésie, il aimerait ces œuvres, il les défendrait, il les célébrerait. Il ne chercherait pas à saborder les ressources publiques qui servent à soutenir la culture artistique de notre nation».

Le vendredi 25 février dernier au Centre national des Arts d’Ottawa, comédiens, dramaturges, écrivains, poètes du «Tout-Canada» réunis par Wajdi Mouawad ont offert une lecture publique de quelques-unes des lettres de Martel à Harper, en l’absence du destinataire de cette correspondance, il va de soi. Pendant ce spectacle, le premier ministre avait convoqué une conférence de presse pour faire une déclaration sur la situation en Libye. Comme de coutume, M. Harper a dit ce qu’il avait à dire et a tourné les talons, sans répondre aux questions des journalistes venus l’écouter. Certes, la presse parlementaire en a l’habitude. En grand démocrate qu’il prétend être, le premier ministre n’échange jamais avec la presse, surtout si son personnel ne peut contrôler la position des caméras. À ce qu’il paraît, il n’entrerait plus à la Chambre des communes que par la porte arrière.

Belle leçon de démocratie.

Il y a fort à parier que l’électorat canadien sera appelé aux urnes d’ici quelques semaines et, pour les artisans et les amis des arts et des lettres, il y a fort à craindre que ces chers conservateurs soient de nouveau reconduits au pouvoir.

Mais notre premier ministre et son équipe du Parti conservateur, qui ont l’économisme comme suprême valeur, ont-ils déjà regardé attentivement un billet de vingt dollars canadiens? Si oui, ils savent qu’on peut y lire en tout petits caractères cette citation de La montagne secrète de Gabrielle Roy: «Nous connaîtrions-nous seulement un peu nous-mêmes sans les arts?»

Mais, sans doute, pareilles considérations ne sont à leurs yeux que littérature…

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