Véronique Ovaldé : La grâce d’une imprudente

103
Publicité

Soyez imprudents les enfants. Un titre comme un commandement qui peut paraître étrange, presque agréable à recevoir quand, gamin, on a de la graine d’explorateur. Il donne le ton de ce douzième livre de la Française Véronique Ovaldé qui avance avec force, fidèle à son habitude, sur la mince ligne entre tragique et humour, habile pour poser le doigt sur des vérités qui bousculent dans un élan salvateur. À lire, donc, sans aucune prudence.

C’est dans Le hussard sur le toit de Jean Giono que Véronique Ovaldé a puisé son fameux titre, inspiré d’une lettre que la mère écrit à son fils en lui conseillant d’être le plus imprudent possible, que c’est le seul moyen pour avoir du plaisir… L’écrivaine en a été marquée : « Dire à ses enfants d’être imprudents, c’est une façon de leur témoigner de la confiance. C’est une idée importante dans mon livre », exprime à l’autre bout de son portable la mère de trois enfants jointe au cœur de ses vacances en Corse. Or, malgré ce « dérangement » estival, Véronique Ovaldé reste volubile, d’une amabilité certaine, généreuse, quoique fébrile en prévision de la sortie de ce nouvel opus qui arrive après un silence romanesque de trois ans. Entre-temps, il y a bien sûr eu la parution de Quatre cœurs imparfaits, un conte pour adultes, mais rien qui nécessite le souffle d’une fiction de trois cents quelques pages chargée, entre autres, de références historiques qui ont exigé plus de recherche que lors de ses processus de création d’avant.

La fille qui fuit
Il faut dire que sa jeune et très attachante héroïne de 13 ans, Atanasia Bartolome, a le goût de l’aventure, du risque, de voir ailleurs pour se trouver, mais surtout, pour ne jamais ressembler à ses aïeux. Qui veut ressembler à ses géniteurs? « Atanasia ne voulait pas devenir l’une de ces femmes (l’une de ces mères) qui pleurent de rage et d’impuissance en faisant la vaisselle – et en y trouvant une forme de réconfort. […] Atanasia ne voulait pas être comme son père et finir par se laisser rattraper par sa mélancolie. »

C’est sans doute un peu pour ça qu’Atanasia, condamnée au spectacle de cette désolation familiale, ne raffole pas de son enfance, qu’elle pressent qu’il devra se passer quelque chose de fort et de plus grand qui la mènera sur une autre trajectoire, la grande et vraie aventure humaine qui lui revient. « Avant mes 13 ans il n’y avait rien. Seulement la longue attente de l’enfance. » Une phrase très significative et personnelle qui en révèle long sur le passé de l’auteure. « Ouf, l’enfance, j’ai trouvé ça atroce. D’une longueur… J’attendais qu’il se passe quelque chose. Enfant, il faut toujours attendre et c’est interminable », précise Véronique Ovaldé.

Rencontre du troisième art
Puis, pour elle comme pour son personnage alter ego qui habite l’Espagne – un clin d’œil aux origines paternelles basques de l’écrivaine –, un jour, il s’est enfin passé quelque chose : une rencontre dans un musée devient l’élément pivot de l’histoire. Si pour Ovaldé le choc s’est produit dans sa jeunesse en tombant sur une gigantesque toile de Jackson Pollock au Centre Georges-Pompidou, pour Atanasia, c’est une œuvre du peintre Roberto Diaz Uribe qui lui fait cet effet lors d’une sortie scolaire. « La femme était nue, le menton relevé, sa peau était bleutée, marbrée, transparente, d’une transparence maladive, épuisée, sexuelle. Je me suis figée en plein élan, saisie. C’était donc cela que j’attendais depuis si longtemps? », révèle Atanasia quelques pages après l’incipit au sujet de la toile purement fictive Angela 61-XI. « On a toujours envie de tomber raide dingue de quelque chose, on cherche ça, ça fait partie des fondements de notre identité », estime l’auteure. Et parfois, ces découvertes donnent l’envie ou l’ambition de partir un jour pour enfin se définir ailleurs que dans le système qu’on nous impose. Atanasia le fait et les lecteurs la suivent, suspendus à ses réflexions, comme si soudain, le passé les rattrapait. C’est ce que réussissent d’ailleurs à éveiller en nous tous les bons romans d’initiation…

Véronique Ovaldé confie faire partie de ceux qui partent, consciente de sa capacité à réagir ainsi quand le besoin se fait sentir. « On est tous capables de le faire, je ne veux jamais être prise dans un système. C’est un peu ça, aussi, l’imprudence… Publier, rendre public est d’ailleurs imprudent, c’est s’exposer à un risque. Très tôt dans ma vie j’ai décidé que j’allais raconter des histoires. Si j’avais commencé plus tard, apeurée, je ne l’aurais peut-être jamais fait. »

Notre péremption
Que ce soit dans Ce que je sais de Vera Candida, Des vies d’oiseaux ou La grâce des brigands, son précédent roman paru en 2013, la Française qui habite Paris revient donc une fois de plus ici sur une de ses obsessions de prédilection : « le devoir qu’on a de disposer de soi-même, la nécessité de rompre et de s’extraire. » Avec sa plume lucide, à la fois drôle et tragique, elle jette donc, avec ce sens de la dérision qu’on lui reconnaît toujours, un regard amusé sur ses contemporains, nous rappelant en filigrane que la nature humaine demeure périssable. « C’est terrible que le corps vieillisse, Atanasia, c’est terrible que le corps vieillisse alors que l’esprit vieillit à un autre rythme. J’ai parfois l’impression d’être une jeune fille prisonnière dans un corps de vieille. Quand je m’assois dans le bus à côté d’une personne qui a 20 ans, il me semble avoir le même âge qu’elle, il me semble faire les mêmes gestes qu’elle, il m’arrive de lui adresser un sourire de connivence, et je vois son léger recul, son recul courtois, il me faut faire un effort d’imagination pour me souvenir que je suis une vieille. » Un constat qui allume chez Ovaldé comme chez plusieurs êtres conscients de leur précarité des étincelles mélancoliques, présentes de manière si singulière dans Soyez imprudents les enfants.

Qu’Atanasia soit toute jeune, qu’elle nous guide avec une belle désinvolture pour nous rappeler à l’imprudence sans jamais que ce soit appuyé, nous fait sourire durant cette lecture qui sait mettre notre monde en mouvement.

Photo : © Jean-Luc Bertini, Flammarion

Publicité