Jeffrey Eugenides : Hygiène de l’hermaphrodite

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Entreprendre une description de l'imposant Middlesex de Jeffrey Eugenides s'avère aussi ardu que de vouloir cerner l'identité sexuelle de son protagoniste, un hermaphrodite nommé Calliope Stephanides — Cal pour les intimes. Saga familiale et roman d'apprentissage aux accents naturalistes, ce pavé de 680 pages emporte le lecteur à travers trois générations et sur deux continents, de Smyrne à Berlin en passant par les quartiers populaires de Détroit. Huit ans auront été nécessaires à son auteur pour broder cette épopée moderne traversée par le thème de l'identité et dont le ton, d'une redoutable justesse, rappelle par moments les plus grandes pages de la littérature classique grecque.

Pas étonnant qu’Eugenides ait séduit la critique internationale et empoché le prestigieux prix Pulitzer avec Middlesex, une œuvre rare et complexe qui déploie ses multiples facettes en une fascinante arborescence. Qui plus est, ce livre se veut le creuset d’un réseau d’allusions aux grands thèmes de la littérature en dressant un pont entre la riche symbolique des œuvres classiques, à commencer par Les Métamorphoses d’Ovide, et le travail sur la narration si cher aux postmodernes. Bref, on ressort de cette saga fourbu, les neurones surchauffés à force d’éblouissantes évocations de destins hors du commun.

Les Vierges suicidées (Virgin Suicides), le premier roman de Jeffrey Eugenides adapté au cinéma en 1999 par Sofia Coppola, explorait l’intimité d’un groupe d’adolescentes aux prises avec l’éveil brutal à la vie adulte. D’une certaine manière, Middlesex poursuit dans cette veine, mais ouvre la voie à bien d’autres interprétations et plonge encore plus profondément dans les méandres tortueux des âmes. Car l’auteur, évidemment fasciné par le labyrinthe de la psyché humaine et le développement du désir ou de l’identité sexuelle, ne se borne pas à poser son personnage-narrateur au centre du roman ; il l’envoie virevolter comme un électron libre à la recherche de la cause de sa condition, en le rendant capable de transgresser divers niveaux de narration et de tout connaître sur ses origines. Middlesex n’est donc pas tant le récit de Cal que celui de toute sa famille, et ce, sur une période de plus de 70 ans.

Tout commence en 1922 par l’exode forcé des grands-parents de Calliope, d’ailleurs frère et sœur, Desdemoda et Eleutherios « Lefty » Stephanides, alors que leur village de Smyrne, en Grèce, est sauvagement attaqué par les Turcs. Parti chercher en Amérique l’espoir d’une nouvelle vie, le couple s’établit à Détroit et doit se marier car Desdemoda apprend qu’elle attend un enfant. L’aïeule du héros vivra dans l’angoisse d’une malédiction venant punir leur union incestueuse. Deux générations plus tard, c’est Cal qui hérite de ce gène maudit. Entre-temps, on a assisté à la pénible adaptation de Lefty au travail à la chaîne dans les usines Ford, à l’ouverture d’un bar clandestin et aux tribulations vécues par la seconde génération des Stephanides : le couple formé de Milton et de Tessie. De leur union, traversée par de nombreux drames et le succès inespéré d’une chaîne de restauration rapide, naîtra un garçon et, enfin, Calliope qui, à l’âge de 15 ans, devient Cal et traverse ainsi une seconde naissance.

L’idée de Middlesex est venue à Jeffrey Eugenides il y a quinze ans, à la lecture d’un ouvrage de Michel Foucault à propos du cas de l’hermaphrodite Herculine Barbin, dont il a découvert les mémoires datant du XIXe siècle dans les archives du service de la Santé publique. Dans l’entrevue qu’il nous a accordé, Eugenides explique : « J’ai énormément appris à la lecture de ces mémoires mais un problème persistait : Barbin ne savait pas vraiment écrire ! Ma première idée, un peu facile et prétentieuse, fut de faire mieux que ça, mais la tâche fut beaucoup plus difficile que je ne l’imaginais. » Hormis le récent roman de Noëlle Châtelet intitulé La Tête en bas, on recense très peu d’exemples de récits d’hermaphrodites en littérature moderne. Avant cette période, on note toutefois quelques ouvrages célèbres comme Orlando de Virginia Woolf, ou encore le personnage de Tirésias d’Apollinaire. «Je voulais être précis à propos des faits médicaux. Après une recherche intensive, j’ai énormément appris à propos de l’hermaphrodisme. Parmi ces découvertes, il y en avait une qui ajoutait une intensité dramatique particulière : le déficit en 5-alpha réductase de type deux, un gène récessif plus présent au cœur des petites communautés. Quand j’ai découvert cela, mon idée du livre a complètement changé. Pour raconter l’histoire de mon hermaphrodite, il me fallait intégrer celle de toute sa famille. La première partie serait consacrée à la transmission du gène et l’autre, à la vie de Cal, née Calliope. Je savais que ce serait un livre imposant. Mon épopée greco-américaine à moi.»

Pour accorder à son personnage principal le statut de narrateur omniscient apte à conter l’histoire de sa famille, Eugenides a dû toutefois faire quelques entorses aux principes de base de la narration romanesque : « Après avoir passé beaucoup de temps à me taper la tête sur les murs, je me suis un jour donné la permission de laisser Cal apprendre ce dont il a besoin. Il s’agit de son histoire, après tout. Il peut ainsi pénétrer l’esprit de ses ancêtres en raison de sa filiation génétique. Pour moi, un écrivain fait la même chose de toute façon sans en faire un plat, alors pourquoi pas Cal, dont la tâche est semblable ? Je devais donc apprendre à le laisser s’exprimer à la première ou à la troisième personne, et ainsi suggérer au lecteur qu’il est possible que ce dernier soit en train d’embellir la réalité.»

Une telle liberté s’avère fort bénéfique : Middlesex propose différents niveaux de lecture, en plus d’accumuler de nombreuses références sur les mythes entourant la figure de l’hermaphrodite. Les influences classique et moderne traversent allégrement l’histoire de la famille Stephanides. Le roman est, en outre, placé sous le signe de l’hybridité. Sur ce point, Eugenides avoue avoir longtemps songé à la structure que prendrait son œuvre : « Je voulais que le livre puisse être lu à deux niveaux. Il s’agit de développer d’abord le récit de l’immigration, une saga familiale classique. Puis, le livre s’offre comme un miroir de la littérature occidentale. Tout débute sur un ton épique puis évolue lentement en présentant un côté plus réaliste, plus axé sur la psychologie de chacun. Comme j’écrivais une histoire à propos d’une tare génétique, il me semblait aussi naturel d’y inclure toutes sortes d’influences littéraires pour construire un roman du XXIe siècle. Je voulais que Middlesex soit l’équivalent d’un génome romanesque.»

Les mythes vieux de plus de mille ans sont parfois plus aptes à décrire les mutations dont souffre la société d’aujourd’hui. Malgré son héritage fascinant, Middlesex n’en demeure pas moins un roman résolument moderne avec ses constants aller-retour entre les différents récits. Mais entremêler les histoires de famille, les détails médicaux, les plongées dans la psyché d’un personnage ni vraiment masculin ni vraiment féminin n’a pas été, de l’aveu du romancier, une tâche facile : « Tout ce travail de découpage m’a fait traverser des crises panique quotidiennes. À la fin, tirer sur le plus petit fil de la trame du récit aurait pu abîmer irrémédiablement l’ensemble.»

Middlesex s’inscrira sûrement comme l’une des plus extraordinaires révélations de la littérature américaine des dernières années : les bonnes choses prennent parfois beaucoup de temps à mûrir.

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