Jane Urquhart: Se regarder dans la glace

13
Publicité
Que peut-on attendre d'un roman s'ouvrant sur l'agonie d'un homme qui meurt gelé? Les égarements de sa pensée sont-ils dus à la morsure du froid sur son cerveau ou se trouvait-il là, dans un désert de neige, parce que son esprit était déjà dérangé? C'est ce que Les Rescapés du Styx, le dernier roman de Jane Urquhart, nous dévoile lentement, très lentement — comme la glace qui relâche peu à peu son emprise sur le paysage figé de l'hiver.

Sylvia, le personnage central des Rescapés du Styx, est obsédée par la stabilité. Elle passera toute sa vie dans la même maison sur une île du Saint-Laurent, vivant surtout dans sa tête et ne tolérant aucun changement. Quand un collègue médecin de son père propose de l’épouser, ses parents sautent sur l’occasion. Plein de bonnes intentions, le mari de Sylvia s’efforce d’entrer dans son monde plutôt que de l’en faire sortir. C’est un autre homme, Andrew, qui réussira ce tour de force. Des années plus tard, Jerome, un jeune artiste en résidence dans la région, découvrira le corps gelé d’Andrew. Sylvia quittera alors son île pour rencontrer Jerome et reconstituer la mort de son amant.

Si peu connue qu’elle soit au Québec, Jane Urquhart n’en est pas moins l’une des écrivaines canadiennes les plus célébrées. Auteure de six romans, dont Les Amants de pierre (en lice pour l’édition 2005 du Booker Prize) et Le Peintre du lac (prix du Gouverneur général 1997), elle a également écrit plusieurs recueils de poésie, ainsi que quelques nouvelles. Son œuvre ayant un caractère très contemplatif, l’écrivaine se figurait assez bien ce que pouvait ressentir une femme comme Sylvia. «En fait, si Sylvia m’a donné du fil à retordre, c’était justement pour la distancer de moi, confie Urquhart. Nous sommes très différentes l’une de l’autre, mais c’était la première fois que mon personnage principal était une femme de mon âge et issue d’un milieu semblable au mien.»

Le journal d’Andrew, qui occupe le deuxième tiers du roman, nous plonge dans les tourments du 19e siècle. En tant qu’historien de la géographie, Andrew s’intéresse à la façon dont les hommes marquent le paysage — pour le meilleur et pour le pire… «Je crois que ce que nous faisons au paysage peut servir de métaphore à ce que nous faisons aux autres, explique Urquhart. Le pouvoir et le contrôle, l’éducation et la liberté, la peur et l’adoration, tout ça entre en jeu aussi bien dans nos relations avec le paysage qu’avec nos semblables.»

La traduction française ne pouvant rendre la polysémie du titre anglais (A Map of Glass), les éditeurs ont opté pour Les Rescapés du Styx. Il s’agit en fait du titre de la troisième et dernière partie du roman, où Sylvia affronte son mari. «C’est aussi un très bon titre, reconnaît Urquhart, parce que tous les personnages ont en commun le fait d’avoir survécu à la mort et à la noirceur.» Fleuve mythique que les morts doivent traverser pour entrer aux enfers, le Styx sépare les vivants des morts. Sur son île du Saint-Laurent, Sylvia est dans un entre-deux, métaphoriquement du moins. Il lui faudra franchir les eaux noires du fleuve et se remettre du décès d’Andrew pour accéder à la vie.

Bibliographie :
Les Rescapés du Styx, Fides, 482 p., 29,95$

Publicité