Alina Reyes : Le Prix du plaisir

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Quelque part au plus profond d'une Amérique moins réelle que fantasmée, Bobby et Babe se côtoient sous un même toit, dans un même lit à défaut de vivre véritablement ensemble, l'un comme l'autre conjoint suffoquant dans ses frustrations. Bobby noue une liaison extra-conjugale avec Carmen, que Babe ne tarde pas à désirer également. Mais la taciturne et docile deuxième femme de ce ménage à trois n'est évidemment pas tout à fait ce qu'on croit… Sombre allégorie de la problématique du désir et de l'amour dans un monde livré à l'idéologie marchande, Satisfaction marque le retour de l'auteure du Boucher, classique controversé de la littérature érotique contemporaine.

Comment évaluez-vous votre parcours d’écrivain depuis la publication du Boucher, il y a 14 ans ?

Depuis mes débuts, j’ai écrit en toute liberté, en creusant des voies qui pouvaient paraître différentes mais qui finalement ne l’étaient pas tant que ça, soit en fouillant des sillons autobiographiques soit en m’aventurant du côté de la fable, comme dans le cas de Satisfaction. J’ai signé quelques essais, j’ai écrit aussi de la poésie mais je crois être restée fidèle à ce qui m’intéressait. Je crois avoir construit mon œuvre petit à petit, mais de manière cohérente.

Satisfaction s’ouvre sur un chapitre lugubre qui associe sexualité et images de mort : cette alliance entre Éros et Thanatos est-elle une figure obligée de la littérature érotique?

Non, elle n’est pas inévitable. Seulement là, j’ai deux personnages très représentatifs du monde contemporain – je les ai d’ailleurs enterrés à World Village, ce n’est pas pour rien ! – un monde marqué d’une part par le puritanisme et de l’autre par la pornographie. Ils évoluent ensemble dans ce monde, en proie à la peur de la mort autant qu’à la peur de l’érotisme. Cette association n’est pas inévitable, même si en effet on la retrouve fréquemment.

À propos de pornographie, votre héroïne Babe déplore qu’on ne lui présente jamais dans ces films quoi que ce soit qui réponde à ses fantasmes à elle. Est-ce dire que la porno est uniquement axée autour du désir masculin ?

C’est elle qui l’exprime, mais je pourrais m’approprier cette idée. De ce que je connais de la porno, de ce que j’en ai vu à la télé comme tout le monde, je crois en effet que c’est conçu plus spécifiquement pour faire fantasmer les hommes que les femmes. La pornographie existant et étant ce qu’elle est, au moins on aimerait en tant que femme avoir quelque chose de plus plaisant, de plus excitant à regarder.

Et quelle distinction établiriez-vous entre pornographie et érotisme, pour autant qu’il faille en établir une ?

On me pose cette question depuis mes débuts et je doute qu’il soit possible d’y donner une réponse véritablement définitive, parce que cette distinction repose sur un sentiment subjectif par rapport à l’un ou à l’autre objet, elle repose sur nos sensibilités individuelles. Dans une conférence que j’ai prononcée sur le sujet, j’ai mis l’accent sur le fait qu’à mes yeux la pornographie est axée sur la vente alors que l’érotisme est lié à Éros, un dieu. Peut-être l’érotisme s’adresse-t-il donc à ce qu’il y a de divin en nous. Et puis, la porno n’existe pas que dans la sphère de la sexualité. Nous vivons dans un monde où tout se vend – les objets, le savoir-faire, les corps, absolument tout – un monde pornographique, en somme. D’une certaine manière, le capitalisme mène à la pornographie, inévitablement.

Votre héros, Bobby, affirme :  » Si je faisais des films, j’ajouterais de la poésie dans la violence « . En remplaçant les mots films par romans et violence par sexualité, on pourrait croire que c’est vous en train de décrire votre esthétique !

Peut-être. Vous savez, la sexualité est forcément poétique. C’est une activité humaine et à ce titre elle comprend une grande part de poésie et même de mystique. Jusqu’à tout récemment, ça a toujours été ressenti dans des cultures diverses à travers le monde. Hélas, on a tendance à gommer cette dimension poétique, transcendante de la sexualité – à cause justement de la pornographie, de l’idéologie marchande qui régit désormais nos sociétés.

Il me semble que votre écriture comporte aussi une grande part de ludisme…

C’est vrai. Le ludisme, c’est quelque chose qui échappe au marché. En fait, ce qu’il y a de révolutionnaire aujourd’hui, c’est justement de chercher tout ce qui est gratuit puisqu’on veut sans cesse nous vendre quelque chose et que nous travaillons sans cesse pour acheter ces choses. L’amour est gratuit, la sexualité, la lecture aussi, tiens. L’art, d’une manière générale, est gratuit. Enfin, tout ça est quasiment gratuit. Alors, le jeu, la fantaisie, le droit à la légèreté est non seulement gratuit mais aussi fondamentalement humain. C’est par ce biais que nous échappons à la fois à cette lourdeur animale qui nous abêtit et à la lourdeur du monde contemporain et puritain où le sexe est d’emblée présenté comme quelque chose d’irrémédiablement sale et d’obscène.

Votre titre apparaît ironique, dans la mesure où la satisfaction semble hors de portée pour vos personnages…

Bien sûr, à cause de la  » marchandisation « . Par la consommation, on cherche toujours la satisfaction ; évidemment, on nous incite continuellement à cela. On nous donne le plaisir à consommer comme s’il s’agissait d’un objet. D’ailleurs, l’orgasme est devenu un objet de consommation quasi obligatoire. Tout cela crée énormément de frustrations ; plus on croit trouver une satisfaction réelle par la consommation, plus on reste sur sa faim. Finalement, mes deux héros ne trouvent satisfaction que dans la mort.

Vous me permettrez une question un peu cabotine : Satisfaction est hanté par la figure d’Elvis, alors qu’avec votre titre on se serait attendu à y croiser plutôt les Rolling Stones !

Oui. (Rires) Mais c’est parce que j’ai situé mon histoire dans cette Amérique profonde tout à fantasmatique, dont Elvis est une sorte d’emblème. Tout comme Marilyn Monroe, Elvis est une icône tout à fait représentative de cette Amérique, en particulier l’Elvis des dernières années, cet Elvis un peu abîmé, décadent, à la sensualité contrariée, teintée de masochisme.

Comme écrivaine et comme lectrice, comment interprétez-vous le succès de cette vague de livres impudiques comme La Vie sexuelle de Catherine M. ?

Je n’ai pas lu Millet, je ne peux pas en parler en particulier. Mais je crois que ces livres répondent à un grand besoin, tentent de combler une carence en quelque sorte. Il y a encore un profond malaise autour de la question du corps, qui a toujours été fondamentale pour l’être humain. Ça a toujours existé, quoique sous le manteau pendant longtemps. C’est lié non seulement à des interrogations d’ordre sexuel, mais aussi à des considérations sociales : quelle est la place de l’homme, de la femme dans nos sociétés ? Que peuvent-ils y faire ensemble. Et puis, je trouve impératif que la littérature parle de sexe parce qu’on est constamment environné par le sexe ; la pub s’en empare, la porno s’en empare. Si la littérature ne s’y attardait pas, on n’aurait du sexe que la vision tronquée, étroite que nous proposent ces discours marchands…

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