Michel Chossudovsky : Les gouvernements à la remorque de la finance mondiale

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Professeur au département d'économie de l'Université d'Ottawa, Michel Chossudovsky a publié en 1998 un ouvrage très critique sur le rôle du FMI et de la Banque mondiale dans l'économie internationale, La mondialisation de la pauvreté (Écosociété). Il prépare actuellement une contribution sur la guerre qui s'est déroulée en ex-Yougoslavie.

Quel est le rôle des grands créanciers comme le FMI ou la Banque mondiale dans les problèmes de la mondialisation ?

Le Fonds monétaire international et la Banque Mondiale ne sont pas seulement des créanciers ; c’est aussi une bureaucratie internationale sise à Washington et chargée de surveiller les politiques économiques des pays en développement. Souvent, cette surveillance implique des mesures draconiennes de restructuration, des coupures dans les dépenses sociales, des fermetures d’hôpitaux et de la privatisation. Ces organisations interviennent avec des prêts à l’appui des réformes. En fait, elles prêtent de l’argent qui est souvent utilisé pour rembourser d’autres créanciers, mais les conditions attachées à ces prêts sont draconiennes. Ce type de prêts exige que les gouvernements se soumettent aux orientations ainsi définies.

Vous parlez de l’impact de telles pratiques sur les pays du tiers monde mais, par rapport aux pays industrialisés, qu’en est-il de leur intervention ?

Pour les pays développés, la Banque mondiale et le FMI ne sont pas impliqués dans des opérations semblables à celles que je viens de décrire pour le tiers monde. Ça ne veut pas dire que dans des pays comme le Canada, la Suède ou la Grande-Bretagne, on n’envisage pas des politiques économiques semblables à celles préconisées par la Banque mondiale et le FMI ; c’est simplement que les mécanismes institutionnels sont différents. Par exemple, les gouvernements du Québec et du Canada sont endettés auprès de Wall Street. D’ailleurs, au lendemain du référendum, le premier ministre Lucien Bouchard s’y rendait pour des consultations avec les principales banques d’affaires. Là ont eu lieu des réunions à huis clos au cours desquelles la politique sociale du Québec était à l’ordre du jour. Cela ne veut pas dire que l’intervention des marchés financiers se fait sur une base régulière et routinière ; elle se fait dans les grandes lignes, à savoir que les marchés financiers possèdent des entités de cotation, de notation en quelque sorte. Les firmes Moody’s de Wall Street et Standard & Poor sont responsables d’établir la note qu’on donnera aux différentes entités gouvernementales et publiques en ce qui concerne leur dette sur les marchés financiers.

Il semble donc exister un cadre qui fixe certaines balises ?

Les grandes banques ont un droit de regard sur la politique. Elles s’attendent à ce que les gouvernements se soumettent à une certaine orientation qui constitue la politique néolibérale. Et elles l’exigent, quel que soit le parti politique au pouvoir. C’est donc le cas au Québec, avec le Parti québécois qui se proclame « social-démocrate », et en Ontario, avec le Parti conservateur, qui sont tous deux endettés auprès de Wall Street. On s’aperçoit que peu importe la couleur des partis politiques au pouvoir, les réformes préconisées dans la santé, les fusions municipales, les réformes dans l’éducation et en matière de droit du travail se ressemblent comme deux gouttes d’eau.

Toutes ces politiques, la lutte contre le déficit, les coupures budgétaires et les opérations de dégraissage au sein de l’État visent donc le même objectif ?

Oui. En dernière instance, elles visent aussi la privatisation du projet de société, c’est-à-dire la privatisation de tous les programmes sociaux, communautaires et municipaux qui touchent divers secteurs d’activités. Tout ce qui a été bâti depuis les quarante dernières années est remis en question. Beaucoup de dettes ont été créées par des prêts aux entreprises privées alors que certains secteurs sociaux sont en déficit et mériteraient d’être renfloués. Les gouvernements donnent des subventions aux grandes sociétés qui, elles, ne paient pas d’impôts et dont les profits ne sont souvent pas déclarés ou sont acheminés vers les abris fiscaux. Par conséquent, la crise fiscale que nous vivons n’est pas due au fait que nous vivions au-dessus de nos moyens, mais au fait que l’État est tributaire des grandes corporations. On donne de l’argent au capital, mais le capital est aussi le créancier : finalement, on finance notre propre endettement. Au lieu de canaliser de l’argent vers les dépenses sociales et les infrastructures, on donne des subventions ou des dégrèvements d’impôts aux grandes entreprises.

Comment doit-on situer le Sommet de Québec ?

Il joue un rôle capital, car en ce moment nous sommes en train de négocier la zone le libre-échange des Amériques (ZLÉA) qui constituerait une extension de l’ALÉNA – qui regroupe déjà le Mexique, le Canada et les Etats-Unis – à l’ensemble du continent… Il faut d’abord comprendre que cet accord n’est pas strictement commercial. Il est présenté comme tel mais il comporte des clauses qui affecteront le fonctionnement des institutions. On ne connaît pas les textes de ces accords de libre-échange mais on en connaît les principes, car on a déjà comme référence l’OMC et, de fait, l’ZLÉA est tout simplement un clone de l’OMC appliqué à l’échelle des 34 pays du continent américain. Premièrement, on a une clause qui s’appelle le traitement national qui signifie que l’on doit donner le même traitement au capital local qu’au capital étranger. Par exemple, si l’on subventionne l’industrie laitière au Québec, on doit aussi subventionner tout investissement étranger dans ce secteur, et à la rigueur, subventionner les importations de lait afin de mettre les producteurs sur le même pied. Le traitement national peut être appliqué à l’agriculture, à l’industrie, aux services financiers, mais ça peut aussi inclure la santé, l’éducation, les services municipaux, les activités communautaires ; à savoir, toutes les activités qui définissent notre vie sociale ! Le Sommet du Québec est un projet d’empire des États-Unis ; un projet d’hégémonie politique qui se fonde sur l’intégration monétaire (le pouvoir du dollar américain sur l’économie canadienne), et sur la domination stratégique et militaire des États-Unis sur le continent. C’est un projet de colonisation. Il faut comprendre que si l’on adoptait le dollar américain comme devise, les pouvoirs de réglementation et de décision seraient transférés à Washington et à New York. Québec et Ottawa deviendraient des succursales ! On en parlerait peut-être encore comme des pays mais on se fondrait dans l’espace américain.

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La mondialisation de la pauvreté, Michel Chossudovsky, Écosociété

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