Ça commence à combien, trop?

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Le refrain n'est pas neuf. Cependant, à défaut d'être inédit, il apparaît désormais de plus en plus répandu, surtout depuis qu'une certaine administration provinciale - qui a, nous dit-on, à cœur la culture et sa diversité - fait en sourdine la promotion de cette idée reçue: il y aurait au Québec trop d'artistes, trop de travailleurs et d'organismes culturels, trop de troupes de théâtre ou de danse, trop de centres de diffusion, trop de festivals et de salons à vocation culturelle, trop de publications, trop, trop de tout pour notre modeste bassin de population.

Disponible depuis quelques jours dans sa version électronique, le trentième numéro du journal Le Libraire est arrivé chez votre libraire favori et à la bibliothèque de votre quartier. Pour l’occasion, nous reproduisons l’éditorial de Stanley Péan.

Archi-connu, ce refrain gagne en vigueur d’année en année, d’autant plus qu’il sert admirablement l’idéologie selon laquelle n’auront plus droit de cité que les «produits culturels» qui rejoignent assez de monde pour justifier le temps, les efforts et surtout l’argent investis dans leur création. Car, à en croire les défenseurs du néolibéralisme triomphant, la loi du chiffre et du nombre serait un principe universel.

Malgré le chœur unanime des vendeurs du temple, est-il permis de rappeler que les arts et les lettres ne sont pas de simples marchandises assujetties aux lois de l’offre et de la demande? Dans le monde du livre, ce refrain comptable trouve parfois des échos étonnants. D’abord, chez ces libraires ensevelis sous l’avalanche automnale des nouveautés; avec ceux-ci on sympathise sans partager leur essouflement saisonnier. Ensuite, chez ces éditeurs et écrivains moins choyés que d’autres par les médias de masse; à ceux-ci, on conseille de prendre leur mal en patience, puisque la disparition des tribunes médiatiques consacrées à la littérature finira par égaliser les chances… Également, chez ces commentateurs paresseux; ceux-là, on se demande de quoi ils se plaignent au juste, eux qui reçoivent toute la fournée et s’empressent d’en porter l’essentiel dans les bouquineries d’occasion sans en avoir lu une ligne. Enfin, et c’est là où le bât blesse, chez ces technocrates blasés qui le plus souvent ne fréquentent guère les livres – ni le théâtre, la musique, les arts visuels ou la danse, à vrai dire – et pour qui l’idée même de culture se résume trop souvent au spectacle du dernier humoriste en vogue.

Qu’une partie plus ou moins importante de la production littéraire et artistique oscille entre la médiocrité et la ité absolue, j’en conviens. Mais comment pourrait-il y avoir trop de livres, trop d’oeuvres artistiques et trop de culture dans une société dite moderne?

Tant qu’à faire, dites-moi que nous avons un surplus d’âme.

Je m’égare: trop d’écrivains, trop de livres…? Soit. Mais pourrait-on me dire à partir de combien ça commence, trop? Et à qui reviendra le privilège de sélectionner ce qui devrait ou ne devrait pas paraître: à ces patrons de chaînes de librairies dont les coups de cœur réservés aux best-sellers résonnent davantage comme des coups de caisse, ou aux bonzes de ce gouvernement tout entier voué au démantèlement de l’État social-démocrate qui a fait entrer notre nation dans la modernité? Et enfin, selon quels critères se fera la sélection? Quand j’entends la rengaine du trop, je pense à la savoureuse réplique de Mozart dans cette scène d’Amadeus où l’Empereur lui reprochait d’avoir utilisé trop de notes dans sa composition: «Sa Majesté pourrait-elle m’indiquer lesquelles couper?» de rétorquer Wolfie en tendant sa partition au monarque.

Mais plutôt que de déprimer, je cherche le réconfort au cœur des livres qui s’empilent sur ma table de travail, en cette rentrée bienvenue qui suit les précédentes sans trop y ressembler. Fort heureusement.

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