Le sommeil contre-attaque

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À la fin du siècle dernier (comment résister à cette introduction?), le space opera a connu un renouveau extraordinaire, grâce à Iain Banks et sa vision moderne de l’empire galactique, basée sur concept de La Culture, cadre de tous ses romans : société postpénurie, problèmes matériels résolus, cohabitation des diverses sortes de vies, humaines et non humaines, et des Intelligences et autres créatures artificielles. Tout cela peut sembler familier aux amateurs de Star Trek, mais on n’est plus chez papa Roddenberry : trois décennies de SF se sont écoulées, avec toutes les complications sophistiquées qu’elles ont apportées aux divers motifs du genre. Banks et La Culture ont marqué pour ainsi dire le début du traitement postmoderne de ces trente années (Dans un autre registre et dans la foulée, on pourrait aussi citer Dan Simmons avec son Hypérion, 1989). S’est engouffrée ensuite dans la faille de l’espace-temps toute une armada d’auteurs, aussi bien anglophones que francophones, chacun avec leurs propres inflexions : Stephen Baxter, Laurent Genefort, Pierre Bordage, Jean-Claude Dunyach et Ayerdhal, ou chez nous Jean-Louis Trudel. Les deux titres dont je veux vous entretenir ici, La saison des singes et L’empire du sommeil de Sylvie Denis, se situent également dans cette mouvance.

On est en 3976 (hop!), sur fond de posthumanité galopante. Les humains génétiquement (et autrement) modifiés peuvent désormais vivre très longtemps – si longtemps qu’ils s’en vont parfois dormir avec techno-assistance (cryogénie), pour passer le temps, comme autant de Rip Van Winkle volontaires. D’autres, les Grands Modifiés, se sont transformés en vastes vaisseaux stellaires et assurent les communications physiques entre les diverses parties de la communauté des mondes régie par la Charte des droits des hommes libres et singuliers, qui commence ainsi : « Nous, hommes libres et singuliers, déclarons que l’homme peut vivre libre et responsable dans une communauté auto-organisée, sans hiérarchie et sans État »… On regrette un peu que la femme n’y ait apparemment « toujours pas droit », mais bon…

Gabriel Burke, un enquêteur privé, s’embarque sur un de ces vaisseaux à la poursuite de Kiris T. Kiris, une supercriminelle assez mystérieuse, intéressant aussi l’Office – il y a une police pour l’application de la Charte, quand même. Ils échouent tous, le vaisseau fait naufrage sur une planète inconnue (mais qui n’appartient pas au réseau des grands vaisseaux, semble-t-il), et, avec l’aide de quelques drones survivants, Burke y vivra mille ans en pointillés, grâce au sommeil cryo, pour la plus longue planque de sa vie. Kiris T. Kiris y poursuit son grand projet d’humanité idéale en fabriquant des générations de clones d’elle-même. Dans un autre coin, les passagers survivants jettent les bases d’une civilisation rustique et obscurantistement religieuse, tandis que, un peu plus loin encore, les Nimshis, une race animaloïde apparemment autochtone et plus évoluée, établissent le contact avec eux, avec tous les bouleversements que de tels échanges impliquent. Pour ne rien arranger, la planète est de type Helliconia (voir l’excellente trilogie de Brian Aldiss) : les saisons y sont très longues, assez pour que les humains, arrivés en plein milieu de l’été, ne comprennent pas les transformations que commencent à subir climat, faune et flore locaux. C’est une course à finir pour la survie des humains entre les immobilistes religieux qui nient tous changements et ceux qui ont découvert la vérité, soit par eux-mêmes, soit grâce aux indigènes.

Ajoutez à cela les machinations énigmatiques des Grands Modifiés, qu’on devine à leurs échanges laconiques séparant chapitres ou parties, et vous n’aurez encore qu’une mince idée de la réjouissante complexité de cette histoire (je n’ai résumé ici que le premier volume). Le deuxième volume, quoiqu’un peu plus désordonné, noue, renoue et dénoue tous ces fils et quelques autres pour une conclusion satisfaisante. Le plaisir de lecture vient aussi du style assez particulier de Denis, dépouillé, direct ou elliptique là où il le faut, avec un regard et un ton de détachement parfois amusé, parfois noir… Certes, quiconque aurait lu les romans phares du nouveau space opera ne trouvera pas grand-chose d’innovateur dans les motifs évoqués, mais la SF (comme la fantasy) est une littérature plus collective que les autres, et c’est la torsion individuelle appliquée à tel ou tel motif connu qui en constitue une partie du plaisir pour les lecteurs habitués. Pour les autres, ce roman sera nouveau, original et, de toute manière, de lecture fort plaisante.

Je voudrais aussi signaler la nouvelle collection « Dyschroniques » des éditions Le passager clandestin, dans laquelle on retrouve des rééditions, en format poche, de nouvelles « prophétiques » – disons visionnaires – de grands auteurs de SF. Les quatre premiers titres de la collection sont : La tour des damnés (Brian Aldiss), une expérience à grande échelle sur les effets de la surpopulation chez les humains; Le Mercenaire (Mack Reynolds), des jeux de guerre entre les multinationales devenues véritables maîtresses du monde; le grand classique Un logique nommé Joe(Murray Leinster), sur les dérives d’un réseau informatique mondial. Finalement, Philippe Curval vient illustrer un des registres bien spécifiques de l’imaginaire spéculatif français avec Le testament d’un enfant mort : le regard d’un nouveau-né dans un monde sans avenir. On trouve à la fin de ces petits formats un accompagnement court et utile sur l’auteur et le contexte littéraire et surtout socio-politico-scientifique du texte. Voilà un outil pédagogique à recommander à tous les enseignants (au secondaire aussi bien qu’au collégial ou même à l’université) qui désirent réveiller les cellules grises de leurs étudiants!

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