L’amérindianité : en toutes lettres

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Depuis dix ou quinze ans, les écrivains pour la jeunesse ont fait de l'univers amérindien l'un de leurs thèmes de prédilection. Celui-ci n'occupe cependant qu'une place plutôt marginale dans la fiction « adulte ». Un mouvement se dessine, qui pourrait bientôt changer la donne : l'émergence d'écrivains amérindiens soucieux de s'approprier une parole.

Depuis Agaguk, le très fort roman d’Yves Thériault publié en 1969, le Québec attend encore sa
« grande » fiction amérindienne (ou autochtone) dans la lignée, par exemple, de Dernier rapport sur les miracles à Little No Horse, de Louise Erdrich. L’auteure, à moitié ojibwé, y met en scène une femme qui se prétend prêtre (!) et qui vivra, de 1916 à 1996, dans une réserve indienne du Dakota du Nord. De cette fresque ambitieuse comparée, à raison, au Cent ans de solitude de García Márquez, il est tentant de faire un canon de la littérature autochtone : Erdrich propose en effet une véritable immersion dans la culture, l’esprit de son peuple d’origine, tout en construisant une histoire passionnante.

Qu’il s’agisse des États-Unis, de l’Australie, de l’Amérique du Sud, du Canada anglais ou du Québec, la littérature autochtone se bâtit autant avec les auteurs autochtones que non autochtones. Tout est affaire de regard, de perspective. Comme dans ces deux romans historiques de l’Ontarien Douglas Glover : Le Rédempteur et Le Pas de l’ourse, où Blancs et Autochtones s’opposent plus qu’ils se rejoignent. Le premier se situe dans le contexte de la guerre d’Indépendance américaine tandis que le second, revisitant l’arrivée des premiers Français dans le Nouveau Monde, met en scène la nièce du sieur de Roberval, le rival de Jacques Cartier, abandonnée avec son amant et sa nourrice sur une île déserte au large de Terre-Neuve. L’anecdote est authentique. Pour relater l’histoire de cette improbable survie, Glover a plongé dans les récits de voyage de Cartier, s’est imprégné des mythes inuits et du chamanisme, et a réécrit la rencontre de deux mondes.

Le chamanisme et une certaine conception du sacré occupent également une place importante dans Nenduca et la magie des peuples, de Francine Lemay. L’histoire de la Wendat Nenduca s’étend de 1630 à 1650, alors que sa communauté est menacée autant par les Iroquois que par les épidémies et les catastrophes naturelles. Francine Lemay fait de cette femme une figure forte et le rempart des croyances traditionnelles, celles-ci étant seules garantes de la pérennité des peuples. Air connu ! Reste que la littérature autochtone du Québec n’est pas chiche en héroïnes triomphant de l’adversité ; les plus notoires sont Maïna, jeune fille lancée dans le Grand Nord 3 500 ans avant notre ère par Dominique Demers, et Thana, par l’entremise de laquelle Louise Simard redonne vie aux Mesquakies, un peuple exterminé par les Français au XVIIIe siècle. En des personnages comme Nenduca, Maïna et Thana sont exaltées des valeurs de courage, de ténacité, voire de bravoure : se créent ainsi de nouveaux stéréotypes qui corrigent d’anciennes représentations négatives des femmes et des Autochtones tout à la fois.

En fait, la figure de l’Amérindien se profile plus ou moins discrètement dans nombre de romans historiques : ainsi du récent Mistouk, la grande fable saguenéenne de Gérard Bouchard. L’historien et romancier n’en a pas fini avec la figure de l’Amérindien puisque Pikauba, que publiera Boréal en mars, a comme personnage principal Léo, le fils métis de l’amie indienne de Méo Tremblay, le héros de Mistouk, qui tente de réconcilier ses deux identités. Le passé serait-il une façon plus commode, moins politiquement dangereuse, pour les écrivains non autochtones, d’aborder ces compatriotes avec qui la cohabitation demeure tendue à bien des égards ? En tout cas peu d’entre eux auront marché dans les traces de Louis Hamelin qui, avec Cowboy, brosse crûment le portrait actuel d’un village perdu du Nord, empoisonné par des conflits raciaux qui dégénéreront en une haine et une violence extrêmes. Exit, ici, la mythologie, le symbolisme, la spiritualité : à Grande-Ourse, village en déliquescence, on vendrait sa mère pour de la bière et pour quelques dollars, on la tuerait.

L’écriture de soi

La spiritualité, les mythes sont parmi les thèmes récurrents des auteurs amérindiens. Ces derniers formeraient, au Québec, un contingent d’une cinquantaine de personnes, estime Maurizio Gatti, auteur de Littérature amérindienne du Québec, un recueil de textes accompagné de commentaires publié en 2004 chez Hurtubise HMH : « C’est une littérature naissante, en train de se développer », dit-il en faisant abstraction de ceux qui ont écrit sur les Amérindiens sans l’être eux-mêmes.

Publiant en 1971, Anish-Nah-Bé, Contes adultes du pays algonquin (épuisé), Bernard Assiniwi en fut l’un des premiers représentants, à tout le moins le premier à écrire un livre qui connaîtra une large diffusion (par l’entremise des Éditions Leméac). Et demeure l’un des très rares, avec Michel Noël, à s’être adonné au roman. La Saga des Béothuks, publié en 1996 chez Actes Sud/Leméac, lui vaudra l’année suivante le prix France-Québec Jean-Hamelin. Assiniwi, mort en 2000, reste à ce jour l’auteur amérindien qui s’est le plus consacré à l’écriture. Écrivain, mais aussi spécialiste de l’histoire amérindienne, il met ses recherches à profit dans La Saga des Béothuks, roman historique qui s’étend de l’an mil jusqu’au début du XIXe siècle, période correspondant à l’extermination des Béothuks par les Français.

Seule une poignée d’auteurs amérindiens, dont Assiniwi, Michel Noël qui publie chez Hurtubise HMH (Nipishish) ou encore Jean Sioui, poète publié au Loup de Gouttière (Poèmes rouges), « ont réussi à rentrer dans le réseau officiel », remarque Maurizio Gatti. La plupart passent par le canal de la revue Terres en vues, une société de diffusion culturelle autochtone. La majeure partie de la production connaît donc une circulation restreinte, dans les communautés autochtones pour l’essentiel. Mais selon M. Gatti, il ne faut pas minimiser l’importance que revêt, pour les Amérindiens, le fait de lire sur eux des textes écrits par eux. « Par exemple à l’école, les élèves peuvent s’initier à la lecture avec des textes qui reflètent leur réalité et qui, par conséquent, les touchent et les rejoignent. Cette proximité avec la littérature s’avère très productive pour eux. »

À l’heure actuelle, l’amérindianité trouve dans les contes et légendes, la poésie et le théâtre ses modes privilégiés d’expression. On en reste donc dans des genres proches de l’oralité : un phénomène inévitable compte tenu du rôle majeur joué par la tradition orale dans la transmission de la culture amérindienne. « Les marques de l’oralité sont par ailleurs caractéristiques de plusieurs littératures émergentes », rappelle M. Gatti. Le thème identitaire est une autre constante de ces littératures, et les auteurs amérindiens n’y échappent pas. La nature, le territoire, le mode de vie traditionnel en opposition avec la modernité, les rapports avec les Blancs constituent également, avec la spiritualité, des signes distinctifs de la littérature amérindienne.

Les jeunes, un public cible ?

Sans doute en raison de ses thèmes et d’une certaine « simplicité » attribuable à l’influence de l’oralité, la littérature amérindienne semble trouver un public idéal chez les jeunes. Et depuis longtemps, à l’évidence : ainsi, quelques années avant la parution d’Agaguk, soit en 1964, Monique Corriveau publiait chez Fides Le Wapiti, une « grande histoire » — 240 pages — destinée aux adolescents. On a réédité en 2004, pour la énième fois, ce roman relatant les péripéties d’un garçon de 15 ans qui, débarqué à Québec en 1655, est injustement accusé de meurtre, s’enfuit, tombe aux mains des Indiens de la tribu des Seskanous puis est adopté par eux.

Le nombre de livres jeunesse exploitant la veine autochtone est révélateur. Fides, Hurtubise HMH (particulièrement avec Michel Noël), Québec Amérique, La courte échelle n’ont pas manqué de prendre le train en marche. Chez ce dernier éditeur, il faut par exemple compter avec Chrystine Brouillet qui, dans Le Ventre du serpent, fait du village de Wendake le théâtre d’une énigme policière ; avec André Noël et sa série Ahonque et Pierre, une jeune Amérindienne et un jeune Français dont les aventures se déroulent à divers temps de la Nouvelle-France ; avec Maryse Pelletier, dont les héros récurrents Simon et Maude découvrent les vestiges d’un ancien village amérindien (La Chasse aux flèches, 2004) …

Des éditeurs veulent en outre s’associer encore plus étroitement au motif autochtone. C’est ainsi qu’après avoir publié récits et poèmes de Jean Désy, le chantre de la nordicité, et des recueils de Jean Sioui dont Le Pas de l’Indien, « best-seller » en poésie avec 1 500 exemplaires vendus, Le Loup de Gouttière vient de lancer une collection jeunesse dédiée à la littérature amérindienne. Le soleil de minuit, maison spécialisée en littérature pour la jeunesse située à Saint-Damien-de-Brandon, en fait encore davantage. Ses livres traitent du mode de vie des différentes communautés culturelles du Canada mais à sa fondation, en 2000, elle envisageait de se consacrer exclusivement aux Autochtones. À cet égard, il convient de souligner le tour de force que constitue Albin visite les autochtones, premier titre de la maison : l’album a en effet été traduit en onze langues autochtones dont le montagnais, le malécite, le naskapi et l’inuktitut.

Ceci conduisant à cela, l’amérindianité serait-elle en voie de devenir une étiquette commercialement rentable ? Maurizio Gatti n’en est pas sûr. « Mais cette littérature suscite un intérêt certain, ne serait-ce qu’en raison de la cohabitation ancienne des Québécois et des Amérindiens. » Selon lui la littérature amérindienne, encore difficile à définir — Bernard Assiniwi a commencé par y inclure auteurs amérindiens et non amérindiens, puis a fait une distinction entre les deux —, constitue une étape : « Cette littérature émergente est appelée à évoluer. Il est évident qu’à un moment, des auteurs amérindiens n’exploiteront ement cette veine, parce qu’ils n’en sentiront pas le besoin. » Déjà, dans l’ouvrage de M. Gatti, le premier à présenter des textes contemporains d’Amérindiens du Québec qui vivent en français, on peut lire un extrait d’un polar de Julian Mahican, « Le Mutilateur », mettant en scène un écrivain aux prises avec un tueur en série. Des auteurs commencent donc à afficher le souci d’explorer d’autres thèmes et réalités.

Et commencent aussi à avoir davantage de préoccupations formelles. Ainsi de Dorothée Banville-Cormier, écrivaine de descendance wendat dont la Pleine Lune a publié, en 2002, quatre récits regroupés sous le titre Mémoire d’Inuksuk. Celle-ci nous transporte dans des villages du Nunavik dont les habitants sont déchirés entre la culture ancestrale et le mode de vie moderne. Thème canonique certes, mais l’écrivaine ne craint pas d’aborder les problèmes sociaux (consommation de drogues et d’alcool, violence familiale) tout en investissant véritablement l’écriture.

Pour juger de la littérature des Autochtones, il faut en somme la considérer comme étant inscrite dans un mouvement dynamique. Sans doute cette littérature, bientôt, mettra-t-elle moins l’accent sur le dire que sur l’écrire.

Bibliographie

Agaguk, Yves Thériault, Éditions Le dernier havre, 394 p., 14,95 $
Dernier rapport à Little No Horse, Louise Erdrich, Albin Michel, coll. Terres d’Amérique, 533 p., 34,95 $
Le Rédempteur et Le Pas de l’ourse, Douglas Glover, L’instant même, 244 p., 24, 95 $ et Boréal, 275 p., 24,95 $
Nenduca et la magie des peuples, Francine Lemay, Fides, coll. Grandes histoires, 300 p., 18,95 $
Maïna, Dominique Demers, Québec Amérique, 362 p., 19,95 $
Thana (2 tomes : La Fille-rivière et Les Vents de Grand’Anse), Louise Simard, Libre Expression, coll. Zénith, 526 p. et 478 p., 16,95 $ ch.
Mistouk, Gérard Bouchard, Boréal, 510 p., 27,95 $
Cowboy, Louis Hamelin, XYZ éditeur, coll. Romanichels de poche, 437 p., 16,95 $
Littérature amérindienne du Québec : Écrits de langue française, Maurizio Gatti, Hurtubise HMH, coll. Cahiers du Québec/Littérature, 271 p., 29,95 $
La Saga des Béothuks, Bernard Assiniwi, Babel, 517 p., 16,95 $
Nipishish, Michel Noël, Hurtubise HMH, 350 p., 29,95 $
Le Wapiti, Monique Corriveau, Fides, coll. Grandes histoires, 240 p., 16,95 $
Le Ventre du serpent, Chrystine Brouillet, La courte échelle, coll. Roman Jeunesse, 92 p., 8,95 $
La Chasse aux flèches, Maryse Pelletier, La courte échelle, coll. Roman Jeunesse, 95 p., 9,95 $
Poèmes rouges, Jean Sioui, Le Loup de Gouttière, 112 p., 12,95 $
Albin visite les autochtones, Julie R. Bélanger, Éditions du soleil de minuit, 24 p., 8,95 $
Mémoire d’Inuksuk, Dorothée Banville-Cormier, La Pleine Lune, 110 p., 17,95 $

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