Si on a tendance à séparer les lettres des sciences, il fait la preuve que l’on peut amalgamer l’un et l’autre de façon bienheureuse. Homme engagé tant dans sa pratique que dans sa société, le docteur Alain Vadeboncœur a l’esprit bien tourné et le cœur à la bonne place. Conquis, le réseau Les libraires a eu envie de lui demander d’être le porte-parole de la Journée des librairies indépendantes

À l’instar de Tchekhov qui était médecin, ou plus près de nous Désy, Younsi ou Ferron, Alain Vadeboncœur, urgentologue à l’Institut de cardiologie de Montréal, accorde une place de choix aux mots. « On me dit que j’ai lu très tôt. Mes grands frères et grandes sœurs (je suis beaucoup plus jeune qu’eux) et mes parents m’ont appris à lire avant la maternelle, de sorte que je lisais déjà en arrivant à l’école, à 4 ans – méfions-nous, il ne s’agit peut-être que de mythes familiaux. Mais bon, j’ai toujours lu, d’aussi loin que je me souvienne », commence notre invité. Ses tout premiers souvenirs évoquent le personnage de bande dessinée Petzi, petit ourson aventurier qui prend la mer avec ses amis. Il avoue être happé par l’émotion quand, par hasard, il tombe aujourd’hui sur un exemplaire de la série, symbole de son apprentissage de la lecture.

Il tombe bientôt sur Sans famille d’Hector Malot – dont plusieurs d’entre nous se souviennent de l’adaptation à faire pleurer en dessin animé –, le premier livre dit « sérieux » qu’il a lu vers 11 ans. Puis l’adolescence le place devant Dostoïevski qui le subjugue et dont il lira finalement tout l’œuvre. Pour enligner les Russes, il se passionne du talent de nouvelliste de Tchekhov dont il passe prendre les livres à la bibliothèque du Cégep Saint-Laurent. En même temps, il réquisitionne presque tout Molière. « Je me souviens aussi de Poésie complète de Rimbaud, que j’avais “emprunté” à 22 ans lors d’un long voyage, et qui ne m’a jamais quitté depuis. Le bateau ivre est le seul poème que j’ai appris par cœur et les Illuminations est le texte que je relis le plus souvent. » Il lui arrive également de relire des passages de la Recherche de Proust, œuvre monumentale qui l’a marqué. Mais l’écrivain qu’il dit « vénérer » et dont il attend toujours avec fourmillement une quelconque publication est Kundera. Les écrivains québécois font aussi bonne figure au panthéon de ses lectures saillantes. L’avalée des avalés de Réjean Ducharme et Le souffle de l’harmattan de Sylvain Trudel font incontestablement partie de sa liste de superbes.

Père et fils
Fils du grand essayiste Pierre Vadeboncœur, Alain Vadeboncœur prolonge cette valeur de justice qu’entretenait le père en la déployant dans la réflexion et à travers les mots. Jusqu’à ce jour, le fils a publié trois livres qui traitent de santé, tous signés par le désir évident d’une implication sociale. La visée est facile mais tentante et nous l’interrogeons sur l’héritage intellectuel de son père. « C’est une question difficile, ça! Il est clair qu’il m’a influencé dans le rapport aux mots. Par ailleurs, on ne peut pas dire que nos goûts se croisaient souvent. Il n’aimait pas Kundera, que j’admire. Stendhal n’était pas tellement son truc, alors que j’aimais beaucoup. Rimbaud et Camus faisaient consensus. » Le paternel avait cependant eu le flair ou la vision de lui offrir une biographie de Marie Curie. « Ce qui m’avait déçu. Je ne me voyais pas comme un scientifique, que j’allais pourtant devenir. Je ne l’ai jamais ouverte. » Par la lecture de différents essais, Alain Vadeboncœur continue sa soif d’apprentissage en s’intéressant à une grande variété de sujets, que ce soit la physique quantique ou l’histoire populaire des États-Unis, la politique québécoise ou l’écologie, et il a lu pas mal tout Chomsky. « L’écriture est une activité centrale de l’être humain et c’est l’expression la plus achevée du langage, ce liant fondamental. Si le langage verbal permet parfois d’accorder les gens (c’est-à-dire les cerveaux, excusez ma déformation de médecin), l’écriture est un outil essentiel pour pousser les idées à leur point d’aboutissement », explique-t-il.

La fiction l’éclaire également sur beaucoup de choses, les différentes vies qu’il y côtoie influencent ses projections et émancipent ses propres facettes. Par exemple, l’écriture d’une Kim Thúy l’a tout à fait magnétisé; la simplicité de ses phrases forme des angles ouverts qui semblent révéler à son lecteur un large périmètre sensible. L’énigme du retour de Dany Laferrière, lu récemment, l’a beaucoup agité aussi. Hasard ou non, ces deux auteurs québécois sont originaires d’autres contrées, ce qui rejoint le souhait de mise en commun et le principe d’universalité qu’Alain Vadeboncœur s’est donné. « Je ne sais pas si la lecture influence ma pratique, mais elle modèle certainement ma vision du monde », dit-il.

C’est le chaos qui fait l’ordre
Quand il s’agit de tirer une ligne directrice de ses lectures, rien n’y fait. Thèmes, genres, médias (livres, textes, journaux, rapports, etc.), il s’abreuve à toutes les sources et ce pourrait être ce qui l’a fait accepter le rôle de porte-parole de la Journée des librairies indépendantes. « Les livres, j’en suis entouré depuis toujours. J’ai découvert de plus près leur univers en travaillant avec l’éditeur Lux sur mes ouvrages, et je comprends mieux qu’avant la fragilité de ce milieu et l’importance fondamentale de le protéger et de le promouvoir. Il était donc tout naturel d’aider, si je pouvais, pour rappeler l’importance des libraires et des livres. » De la même manière, nous lui avons lancé l’invitation parce qu’il montre une stature atypique du lecteur conventionnel que l’on imagine retiré dans sa tanière et préoccupé par les nuages. Notre invité, qui évite ce stéréotype, compte pourtant plusieurs caractéristiques qui confirment qu’il a tout d’une solide fourchette lorsqu’il est question de livres – les quelques déclarations suivantes disséminées au cours de la conversation en faisant foi : « À toutes les époques de ma vie, j’ai lu, et la lecture de grands livres m’a souvent inspiré; j’achète beaucoup de livres, honnêtement bien plus que je ne peux en lire; j’aime tous les endroits où on trouve des livres; il faudrait plus d’heures dans une journée! »

Une autre preuve que nous avons affaire à un véritable lecteur est que vingt-quatre heures après avoir répondu à nos questions, il nous recontactait pour porter à notre attention deux œuvres majeures dont il avait omis de nous informer. Voyage au bout de la nuit de Céline et Solomon Gursky de Richler l’ont, selon son expression, « jeté à terre ». Voilà qui ne fait plus de doute. Quand une lecture en amène une autre, qu’on ne peut s’empêcher d’en reparler encore et encore, et qu’on envoie en pièce jointe une photo de tous les livres qu’on se promet de lire prochainement parce que ce serait trop long de tous les nommer, c’est que c’est grave, docteur.

 

Photo : © Édith Caron

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