Portée par un fulgurant élan que rien ne semble être en mesure de freiner — pas même une pandémie! —, la bande dessinée québécoise s’impose cette année encore dans cette rentrée culturelle des plus relevées. Flirtant avec différents genres et tonalités, ces suggestions sauront à coup sûr vous émouvoir, vous conscientiser, vous informer et vous divertir.

Classique
S’il est vrai que nous avons les héros que nous méritons, aussi bien convenir qu’avec Michel Risque, nous sommes mal barrés. Le seul fait d’armes de l’antihéros à la mâchoire carrée, à qui tout échappe, est d’avoir su perdurer. Ce qui, de la perspective de l’écosystème du 9e art québécois, n’est pas banal. Il doit son salut au magazine humoristique Croc de l’avoir sorti du « Printemps de la bande dessinée québécoise » duquel il aurait pu rester à jamais tristement empêtré, et aux éditions La Pastèque de lui accorder une seconde vie par le truchement de deux intégrales dignes de ce nom. Né dans les pages de La barre du jour en 1975, Risque est en quelque sorte le contemporain d’Onésime d’Albert Chartier, que l’on pouvait lire en feuilleton dans le Bulletin des agriculteurs. Également flanqué d’une galerie de personnages secondaires des plus colorés, il verra quant à lui l’un d’entre eux émerger au point de lui voler la vedette : Red Ketchup. Introduit en fin de l’intégrale précédente, l’agent fou du FBI s’incruste dans celle-ci pour notre plus grand plaisir. Au point d’ailleurs que l’on peut considérer le dernier volet du présent ouvrage comme étant la bibliographie officielle de l’albinos roux furieux.

Ce second et dernier volume contient les albums Cap sur Poupoune, Le droit chemin, Destination Z, la trop brève reprise de Hors d’ordre — et hélas chant du cygne — tirée des pages du mensuel Safarir, planche publiée dans le cadre du Devoir des écrivains en 2013, quelques curiosités de l’époque de Croc et un dossier rédactionnel signé Sylvain Lemay. Les éditions de La Pastèque concluent ce vaste chantier patrimonial avec élégance. Un traitement qui revient pleinement de droit aux créateurs Réal Godbout et Pierre Fournier, ainsi qu’à Risque, qui peut enfin couler des jours tranquilles avec sa Poupoune.

Documentaire
La maison d’édition Écosociété, qui, depuis 1992, propose une littérature résolument engagée, investit depuis peu — avec éloquence et pertinence — le 9e art. À la suite du savoureusement révoltant Comment les paradis fiscaux ont ruiné mon petit-déjeuner de François Samson-Dunlop, l’éclairant Comment (et pourquoi) je suis devenue végane d’Eve Marie Gingras et le nécessaire « C’est le Québec qui est né dans mon pays! » d’Emanuelle Dufour, la collection « Ricochet » accueille en ses rangs Mégantic, une adaptation en bande dessinée de l’essai d’Anne-Marie Saint-Cerny portant sur la tragédie de Lac-Mégantic. L’album fera date. L’univers pictural unique de Christian Quesnel (Vous avez détruit la beauté du monde) insuffle à ce récit d’horreur, dont seul le capitalisme sauvage est capable d’engendrer, une terrifiante incandescence. Chacun de ses coups de pinceau, ses cadrages, ses compositions et ses couleurs sont vigoureusement réfléchis et magistralement exécutés. Ne cherchant jamais à plastronner, Quesnel braque ses aquarelles sur les victimes de la catastrophe. Si l’autrice leur a donné une voix, le bédéiste les dote d’un visage, à jamais imprimé dans nos esprits.

Fiction
Quatrième album en carrière, Montagnes russes de l’illustratrice montréalaise d’adoption Camille Benyamina est assurément son meilleur. Comme son titre le laisse entendre, les lectrices et lecteurs sont aspirés dans le maelström des tentatives répétées et infructueuses d’un couple à avoir un enfant. Aimée, à l’emploi d’une crèche, s’investit alors dans la vie d’un enfant laissé-pour-compte. Cette fuite vers l’avant est le théâtre de grandes joies et de petites tristesses. Au dessin, Benyamina fait preuve d’une grande sensibilité par le truchement d’un trait fin et de couleurs feutrées, comme si elle s’exécutait sur la pointe des pieds. L’œuvre transpose la douleur sourde que portent en elles plusieurs personnes incapables d’avoir un enfant, et qui sont trop souvent témoins d’échecs parentaux autour d’eux. Cela nous va droit au cœur.

Essai
La santé d’un écosystème culturel se mesure de plusieurs manières, dont la production d’ouvrages savants lui étant consacré. Il faut remonter au milieu des années 70, lors de la période du « Printemps de la bande dessinée québécoise », pour voir poindre pareille entreprise dans notre jeune histoire. Depuis, notre bande dessinée fut sporadiquement scrutée par différents intervenants, dont Jacques Samson, Jacques Hurtubise, André Carpentier, Richard Langlois, Philippe Sohet, Mira Falardeau, Michel Viau, Sylvain Lemay, Catherine Saouter, Julie Delporte, David Turgeon et Jimmy Beaulieu. À l’exception de quelques trop rares travaux fondamentaux, force est d’admettre que le manque de constance dans la production d’ouvrages théoriques, l’absence de réédition du fonds et les intentions parfois interrogeables de certains contributeurs font que ce corpus reste à construire. Heureusement, la docteure italienne en étude francophone et amoureuse du Québec Anna Giaufret consolide admirablement les fondations de cet édifice avec son phénoménal Montréal dans les bulles. Les espaces géographiques, topographiques et physiques ainsi que la langue constituent les quatre points cardinaux de cette cartographie éclairée de la relation intime qu’entretiennent la métropole et notre bande dessinée. Avec son analyse balisée d’une vingtaine d’albums publiés entre 2010 et 2019, l’ouvrage est un pur ravissement d’orfèvrerie, nous faisant redécouvrir tant le médium que la ville. Une étude impeccablement menée qui rehausse d’un cran les standards du genre trop peu fréquenté ici.

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