J’avais 9 ans quand on m’a offert le premier tome du Pacte des Marchombres (Rageot) pour mon anniversaire — ma porte vers l’univers du Gwendalavir, un empire vaste, merveilleux et complexe dans un monde parallèle au nôtre. C’est là, au fil des quatre séries qui forment Le cycle de l’Ailleurs, que j’ai grandi. Lorsque je suis devenue libraire jeunesse et que les discussions entre collègues se sont animées autour de nos œuvres préférées, un auteur est revenu, coup de cœur commun: Pierre Bottero. Pourquoi? En ce qui me concerne, je répondrai en citant justement cet auteur : « Il y a deux réponses à cette question, comme à toutes les questions : celle du poète et celle du savant. Laquelle veux-tu en premier? »

La réponse du savant
Au début des années 2000, dans le sillage de grands succès traduits de l’anglais, plusieurs éditeurs francophones ouvrent leurs portes aux genres de l’imaginaire jeunesse. Parmi eux, Rageot, qui publie en 2003 La quête d’Ewilan de Pierre Bottero.

On y suit Camille, une jeune fille qui, après l’école, évite un accident de la route en changeant de monde grâce à son imagination — ou plutôt grâce à l’Imagination. Une fois arrivée en Gwendalavir, elle découvre en effet qu’elle fait partie des Dessinateurs: des gens pouvant rendre réel ce qu’ils créent en pensées et dont les plus doués sont capables, comme elle, de voyager d’un pas sur le côté. Grâce à cet art, les Sentinelles, les douze meilleurs de l’Empire, protègent également celui-ci contre les Ts’liches, des monstres maniant eux aussi le Dessin. Seulement, les Sentinelles ont disparu et les Ts’liches se lancent à la poursuite de celle qu’ils appellent Ewilan — le vrai nom de Camille, née dans cet univers. Commence alors pour la jeune fille, aidée de ses amis, une quête pour comprendre qui elle est et sauver leur monde…

Dans la lignée du Seigneur des Anneaux de Tolkien, du Disque-Monde de Pratchett, du jeu de rôle Donjons & Dragons et de la Horde du Contrevent de Damasio, qu’il nomme parmi ses influences, Bottero nous offre ainsi une, puis plusieurs trilogies de fantasy accessibles pour la jeunesse, écrites en langue française. Ce dernier point m’a d’autant plus marquée qu’au-delà d’une langue belle, musicale et épurée qui nous emporte dans l’aventure, les mots ont du pouvoir dans cet univers! La poésie Marchombre, notamment, est très révélatrice, car écrite avec l’âme… Le cycle de l’Ailleurs a été, je crois, ma première réflexion consciente sur le style d’un texte et, avec les protagonistes, sur la façon d’exprimer les choses.

Ma pensée suivante s’adresse d’ailleurs aux personnages. Si je réponds à la question « Dans quel univers littéraire voudriez-vous vivre? » par le Gwendalavir, ce n’est pas pour les combats épiques ou la magie (même si ça ne gâche rien!), c’est parce que j’aimerais rester aux côtés de ses habitants après la fin des livres. Diversifiés, attachants et nuancés, ils font preuve de belles qualités, mais aussi de défauts intenses, ils connaissent des moments de faiblesse, d’erreur, de doute, même les personnages montrés comme des mentors… Souvent, même petite, je reprochais à certaines princesses de contes de fées d’être fades, ennuyeuses, passives; souvent, j’avais la sensation que les personnages masculins devaient être infaillibles, puissants, ou rien — mais ce n’est pas le cas chez Bottero. Ses livres sont peuplés d’héroïnes courageuses, indépendantes, créatives et intelligentes auxquelles on peut s’identifier, de héros forts, aimants, loyaux, sensibles aussi… D’humains, simplement.

La réponse du poète
Je suis d’avis qu’on peut aborder n’importe quel sujet en littérature jeunesse, à condition d’adapter la façon de le faire à l’âge des lecteurs. En ce sens, Pierre Bottero maîtrise l’art de glisser dans ses œuvres des thématiques importantes et parfois difficiles à aborder.

En quatrième de couverture de mon édition du Pacte des Marchombres, une phrase : « Ellana, la voie du marchombre ne t’apportera ni richesse ni consécration, elle t’offrira en revanche un trésor que les hommes ont oublié : ta liberté. » Enfant, je voulais cet apprentissage, moi aussi, assurément; je me sentais comprise, grâce à cette histoire qui encourage à faire ses propres choix, à expérimenter, à partir à l’aventure, à vivre comme on le souhaite! En parallèle, Ewilan représente l’importance de l’imagination dans la vie des jeunes, qui, à leur façon, Dessinent pour se rêver d’autres endroits, d’autres possibles. Après tout, qui n’a jamais joué à s’inventer des histoires?

Au fil des relectures, l’histoire d’Ellana m’est devenue plus précieuse encore. Pierre Bottero a été enseignant pendant vingt ans, et je retrouve un peu ce côté « professeur » (celui qui guide, fait avancer, déploie nos ailes) dans ses livres. Parmi la multitude de sujets traités, certains gagnent en signification au fur et à mesure qu’on grandit : le fait de défendre ce en quoi on croit, de combattre la haine, l’intolérance et le chaos, nos plus grands antagonistes, de différencier les relations positives et toxiques, la capacité à aimer, celle à apprivoiser la mort et le deuil… Autant de situations réelles, malgré la fantasy qui les entoure, autant de thématiques qui transcendent la littérature jeunesse et, même adultes, nous interpellent.

Un pas sur le côté?
Le cycle de l’Ailleurs est composé de quatre trilogies, toutes liées entre elles par des personnages, des lieux ou encore des pouvoirs : La quête d’Ewilan, dont une réédition est parue en janvier 2024 au Québec sous forme d’intégrale pour en souligner le vingtième anniversaire, Les mondes d’Ewilan, qui en sont la suite, Le Pacte des Marchombres, qui s’attache à Ellana, compagne d’aventure d’Ewilan, dans ses propres voyages, et L’Autre. Il en existe également des adaptations en bande dessinée, publiées chez Glénat, et à cela s’ajoutent un autre roman, Les âmes croisées, et un roman graphique, Le chant du Troll. Enfin, une série d’animation est en production pour La quête d’Ewilan par le studio Andarta Pictures, prévue pour 2025. Plusieurs portes, plusieurs voies, pour que chacun trouve la sienne.

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