Pour bien saisir l’enracinement du groupe Héritage dans le paysage littéraire québécois, il faut non seulement grimper tout en haut de l’arbre généalogique de la famille Payette, mais aussi déambuler sur les artères du Vieux Saint-Lambert et remonter le temps jusqu’en 1968. En effet, tandis qu’on érigeait des barricades dans les rues de Paris, l’imprimerie Payette et Payette a acquis les éditions Héritage, fondées par Antoine Mireault, Norbert Mireault et Maurice Poirier.

Tout en maintenant les activités de l’imprimerie — devenue, en 1969, Payette & Simms —, les éditions Héritage, alors menées par Jacques Payette, ont acheté les droits de traduction des publications de Marvel, un succès réitéré quelques années plus tard avec l’achat des droits de séries DC Comics. En parallèle, la maison a développé le marché de produits dérivés pour des personnages bien connus des émissions jeunesse de Radio-Canada : Bobino, Fanfreluche, la Souris verte et le Pirate Maboule, entre autres.

Il faut ajouter la publication des Archie au palmarès des succès de la maison, mais Héritage a aussi publié des titres bien de chez nous, dont quelques-uns des premiers albums de Christiane Duchesne — parmi lesquels Lazaros Olibrius (1975) — et de Marie-Louise Gay — Angèle et l’ours polaire (1988).

D’hier à demain
En 1997, la grande maison en a engendré une autre : Dominique et compagnie. La fille de Jacques Payette, Dominique (si vous vous demandiez d’où venait le nom, voilà votre réponse!), a créé cette maison à dessein de publier les créateurs et créatrices du Québec.

Est-ce parce que la maison se nomme Héritage qu’elle est destinée à se perpétuer dans la lignée familiale? Jacques Payette, pionnier de la maison et de la littérature jeunesse au Québec — il a d’ailleurs été honoré du prix Claude-Aubry en 2015 —, avait hérité de l’imprimerie de son père. À son tour, il a passé le flambeau, léguant la maison d’édition à son autre fille, Sylvie Payette, qui en est désormais présidente.

D’après Thomas Campbell, éditeur dans la maison depuis bientôt six ans — non, il n’y a pas que des Payette chez Héritage —, les éditions ont publié, à ce jour, plus de 1 000 albums et romans, auxquels s’ajoutent annuellement environ quatre-vingts nouvelles parutions. Certains de ces titres ont touché des publics jusqu’en Asie et en Europe, forts de traductions chinoises, espagnoles et japonaises, notamment, mais aussi dans quelques langues un peu moins répandues, telles que l’albanais, le danois, le tchèque et le turc.

Photo : © MC Plasse

Cinquante-six ans après sa création, la maison chérit encore cet héritage. Mathilde Singer, qui a joint la grande famille en 2007 à titre d’éditrice, souligne l’importance de faire battre le cœur de ces œuvres qui ont mis la maison au monde : « C’est très riche de travailler pour une maison d’édition comme ça, parce qu’il y a une histoire. Quand on regarde notre fonds, il y a une bibliothèque au complet qui y est. Il y en a pour tout le monde. On ne veut pas que créer de la nouveauté pour de la nouveauté, on veut aussi que nos livres durent. »

Elle cite en exemple la série de Fred Poulet, de Philippe Germain et Carole Tremblay, reprise trois fois, toujours dans de nouveaux formats, et certains titres en noir et blanc de Marie Demers, repris en couleurs.

Or, la maison étant ce qu’elle est, la plus belle histoire est familiale. Mathilde Singer nous rappelle Le journal d’Alice, de Sylvie Louis, une série dont les premiers tomes avaient été illustrés par Christine Battuz, et que la maison a repris dans un format s’apparentant au roman graphique : « Dans ce nouveau format, les illustrations sont cette fois l’œuvre de la fille de l’autrice. Et c’est d’autant plus chouette que l’histoire qui y est racontée est celle de sa fille, justement, lorsqu’elle allait à l’école. »

Quand on invente des histoires, on saisit bien que l’Histoire, celle qu’on ne se gêne pas pour écrire avec une majuscule, s’écrit tous les jours. La vie continue, comme en témoigne le déménagement de la maison, il y a quelques années, qui loge désormais à une dizaine de rues de son lieu d’origine. Ainsi, même si leur bagage est déjà fort rempli, ça n’empêche pas Mathilde Singer et ses collègues de voyager léger : « On a beaucoup d’espace pour créer. Il y a toujours de l’espace et de la liberté pour concrétiser nos idées folles. »

(Re)créer un héritage québécois
Une belle réussite de cette transmission du fonds de la maison vers un avenir qui s’écrit autrement est la collection « Frissons ». Série phare des années 1990 — plus d’un million d’exemplaires ont été vendus depuis —, la série originale existe toujours, à commencer par le saisissant La gardienne, de R. L. Stine, mais elle a depuis engendré un volet 100% québécois.

Nourrir une littérature faite par des gens d’ici, voilà le mandat que s’est donné Thomas Campbell en se joignant à Héritage : « Puisque le fonds était surtout constitué de traductions, ce que je proposais était de développer un volet québécois. À commencer par “Frissons”. On a créé plusieurs collections qui en découlent : “Frousse verte” (8 ans), “Peur bleue” (9 ans), “Terreur rouge” (12 ans), et “Frisson extrême” (14 ans). »

Sur ces mots, le vacarme d’une scie se fait entendre dans le bureau. L’éditeur tente de couvrir les bruits de la scie et hausse la voix pour me parler de l’engouement que suscitent ces séries terrifiantes, mais la scie se rapproche. À notre arrivée dans la salle de séjour publique de l’immeuble où loge la maison, Thomas Campbell s’était étonné qu’elle soit à ce point déserte. Se pourrait-il que nous soyons les prochaines cibles d’un massacre…? L’éditeur m’invite à nous éloigner un peu, pour retrouver un peu de tranquillité. L’homme à la scie ne nous suit pas. On se remet à respirer.

Plus calme, le spécialiste du théâtre racinien fait valoir l’importance de promouvoir la littérature d’ici : « Je trouve que le Québec devrait protéger davantage son exception culturelle. Parce qu’il y a énormément de créativité et de talent. Quand on regarde les gros succès des éditeurs français ou américains, ce ne sont que des traductions. Le gros succès de Gallimard : Harry Potter. C’est super, mais ce n’est pas de la création [c’est un achat de droits]. Nous, on ose créer des livres qui sont faits ici, qui s’inscrivent dans notre environnement et qui nourrissent tout un écosystème. Nos livres font travailler des auteurs, des illustrateurs, des graphistes, des imprimeurs, des réviseurs… toute la chaîne du livre est québécoise. »

Puisqu’il est question de frissonner et de jouer avec les peurs de son lectorat, Thomas Campbell prend le temps de considérer la censure qui a récemment bouleversé le paysage littéraire — on pense notamment aux œuvres d’Elise Gravel et de François Blais, une liste malheureusement non exhaustive. Vraisemblablement découragé, il n’entend pas pour autant aborder différemment ses manuscrits : « Je fais confiance à l’intelligence du lecteur. Le problème, c’est souvent les parents. Les enfants ne voient pas la couleur, ils ne voient pas la religion, et leur curiosité est beaucoup plus grande que ce qu’on s’imagine, tout comme leur capacité à comprendre des événements, comme la mort, qui font partie de la vie. »

Et, de la même façon que la contrainte est parfois un tremplin vers la créativité, ces considérations pour la censure le portent tout naturellement à réclamer une liberté de création : « Je crois beaucoup au côté instinctif. La littérature jeunesse est un grand terrain de jeu, qui permet de tout faire. De tout faire et de tout dire, du moment où on sait comment amener les choses. Mais il est de notre responsabilité d’innover, d’oser. »

« Unik » en son genre
La priorité de Thomas Campbell, en vérité, est toute simple : « Faire des livres qui s’adressent aux jeunes. » Sa motivation nous rappelle d’ailleurs à l’essentiel : « Quand on arrive à tendre un miroir aux jeunes et qu’ils arrivent à se reconnaître, je trouve que c’est un beau cadeau qu’on leur fait. »

Que les lectrices et les lecteurs puissent se reconnaître, donc, mais qu’elles et ils puissent aussi apprécier, respecter et saluer la différence de chacun, c’est encore mieux. C’est dans cet esprit que la collection « Unik » a vu le jour, par laquelle Thomas Campbell et ses collègues voulaient « explorer la dimension poétique de la narration et la lier au côté intime de l’auteur, qui nous livre un fragment marquant de son adolescence ».

Dans le but avoué de « faire œuvre utile », il lui était « important de démocratiser et de démystifier certains enjeux pour ouvrir les esprits et éviter qu’on colle des étiquettes aux gens ». La collection ne se met à l’abri d’aucun tabou et a raconté des histoires qui mettaient à nu, notamment, la transidentité, les troubles alimentaires d’un point de vue masculin et le suicide. Pour l’éditeur, « le fil rouge de cette collection, c’est de rappeler aux jeunes que, d’une part, tu n’es pas seul, et aussi, que tu as le droit d’être différent, et que ce n’est pas un problème ».

L’imprimerie Payette & Simms a cessé ses activités en 1995. Le groupe Héritage garde cependant le cap vers son soixantième anniversaire. Inspirée par une troisième génération de Payette, la petite équipe porte son héritage tout en se projetant avec créativité vers l’avenir. La clé, nous rappelle Thomas Campbell, est de rester fidèles à ce qui nous habite et nous remue : « Quand tu fais un livre avec le cœur… quand tu fais un livre pour les bonnes raisons — parce que tout le monde cherche son nouvel Harry Potter, n’est-ce pas? — ou, en d’autres mots, quand tu ne travailles pas pour des raisons commerciales, je crois que ça se sent. » Voilà, pourrait-on croire, les fondations d’un dialogue fertile et persistant, que l’équipe du groupe Héritage entend réitérer auprès de son lectorat, un livre à la fois.

 

Les collections : vaste terrain de jeu
Le duo d’éditeurs formé par Mathilde Singer et Thomas Campbell insiste sur l’importance de créer une expérience de lecture qui soit interactive, ludique et immersive. Pour sortir de la linéarité du livre, Thomas Campbell s’est rappelé à sa jeunesse et à la série Dont vous êtes le héros, en poussant plus loin le concept : « Je trouvais frustrant que la direction qu’on a empruntée mène parfois à une impasse et que ce soit irrémédiable. Alors je voulais créer un roman au “tu”, la collection “Sphinx”, qui permette au lecteur d’être au même niveau que le personnage principal, et qu’à la fin de chaque chapitre, on ait une énigme qui casse la structure linéaire. »

Il nous invite une fois de plus sur le chemin de la mythologie, avec la collection « Dédale », « qui se décline en trois voies, nous permettant d’aborder le polar, le fantastique et la science-fiction. Chaque livre a une même porte d’entrée, mais par les choix qu’on fait, on prend ensuite une de ces trois directions ».

Pour sa part, Mathilde Singer nous propose « En quête ». De la rigolote Échalote, marmotte-détective (4 ans), d’Émilie Demers et Blanche Louis-Michaud, aux Morsures à Val-des-loups (11 ans) de Louis Laforce, qui propose de pasticher un vrai journal d’enquête, la collection offre à un lectorat de tous les âges d’amasser des indices, de décrypter des codes et de résoudre des mystères.

La maison s’évertue à « proposer de grands auteurs pour des petits lecteurs » et, ainsi que le souligne Mathilde Singer, elle travaille couramment avec des orthopédagogues pour s’assurer que les livres sont bien adaptés à l’âge du lectorat ciblé. C’est le cas pour certains titres de L’école des gars, ces romans de Maryse Peyskens où on met à profit les activités sportives pour faire des fractions, et où on apprend à conjuguer en sautant d’un hélicoptère.

Illustration tirée de L’arbre de Lily (Dominique et compagnie) : © Marie-Louise Gay

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