J’ai découvert le texte de Markoosie Patsauq par bribes, au fil des ans, à travers des exercices de traduction proposés par mon professeur d’inuttitut, Marc-Antoine Mahieu. Cet enseignant-chercheur titulaire à l’Institut national des langues et civilisations orientales de Paris nous présentait de petites phrases extraites du manuscrit original que nous décodions laborieusement, nous, la gang de nerds inuttitutophiles qui suivions le cours en visioconférence bien avant que ça ne devienne la norme, de Montréal, Edmonton ou Tasiujaq.

Si le récit de Markoosie Patsauq avait déjà été traduit en plusieurs langues, dont le français, toutes ces traductions avaient été exécutées à relais, c’est-à-dire non pas à partir de l’original en inuttitut, mais bien d’une version réécrite en anglais par l’auteur et fortement influencée par James H. McNeill, son éditeur de l’époque. « Beaucoup d’éléments ont été ajoutés pour plaire à un lectorat du Sud. Toute cette idée de nature impitoyable, par exemple, ne se trouve pas dans la version originale. Le mot “nature” n’a même pas d’équivalent en inuttitut, car notre concept de nature s’oppose notamment à celui de ville », précise Marc-Antoine Mahieu.

Désirant offrir une traduction française réalisée directement à partir de l’inuttitut, le professeur se rend à Inukjuak pour rencontrer Markoosie Patsauq, qui accepte de travailler sur le manuscrit avec lui. Le duo fait équipe avec Valerie Henitiuk, professeure de littérature et de traductologie à l’Université Concordia d’Edmonton, pour offrir une édition critique trilingue (inuttitut-anglais-français) de Uumajursiutik unaatuinnamut, récemment publiée chez McGill-Queen’s University Press. Le texte est également paru, en français seulement, chez Boréal sous le titre Chasseur au harpon.

Les lecteurs qui s’aventureront dans ce livre considéré comme la première publication inuit de fiction feront connaissance avec Kamik, un jeune chasseur cherchant à éliminer un ours malade qui terrorise sa communauté. Bien que le récit puisse sembler tragique, Marc-Antoine Mahieu refuse de lui accoler l’étiquette de tragédie : « Dans une tragédie, on trouve la dimension du destin qui s’acharne sur le protagoniste. Ce n’est pas le cas dans Chasseur au harpon. Il n’y a pas de force transcendante, et le héros garde son agentivité. »

On pourrait dire la même chose de l’auteur lui-même, qui n’a jamais considéré que son existence était tragique, malgré les drames qui ont ponctué sa vie. « Il répétait tout le temps : “I’ve had such a lucky life!” » raconte Valerie Henitiuk. Et pourtant, à l’âge de 12 ans, en 1953, il faisait partie du groupe d’Inuit envoyés de force dans le Haut-Arctique pour renforcer la souveraineté canadienne dans la région. L’année suivante, il était expédié seul dans un hôpital du Manitoba pour y faire soigner sa tuberculose. « Il a découvert le cinéma quand il était au sanatorium, il a visionné plusieurs films. Ça se sent, dans son écriture, il y a un aspect cinématographique », explique la traductrice albertaine, qui remarque aussi l’influence majeure de la littérature orale inuit. « Les histoires inuit ont souvent des fins très choquantes, même lorsqu’elles s’adressent aux enfants. »

Pas de « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », donc, sous la plume de Markoosie. La conclusion du texte en surprendra peut-être quelques-uns, mais Marc-Antoine Mahieu invite les lecteurs à ne pas interpréter la fin à la lumière de la littérature occidentale. « Aujourd’hui, les sociétés inuit voient le suicide différemment. Mais durant la période précontact, le suicide faisait davantage partie de la vie. Il y avait peu de réseaux d’intégration pour rattacher l’individu à la société, et les chances de se sentir seul au monde étaient plus grandes. »

Markoosie Patsauq, décédé d’un cancer en mars 2020, n’aura malheureusement pas vu cette dernière édition. Les deux traducteurs souhaitent que cette version permette à l’œuvre de poursuivre son rayonnement et d’être considérée à sa juste valeur littéraire.

« Son travail a beaucoup été dévalué. Certains ont prétendu que Markoosie n’avait que retranscrit des légendes entendues dans son enfance, alors qu’il a réalisé un véritable travail d’écriture, qu’il a complètement inventé cette histoire en s’inspirant d’éléments de la tradition orale, rappelle Valerie Henitiuk. Il n’avait eu accès qu’à très peu de textes littéraires, avant d’écrire le Harpon, mis à part quelques bandes dessinées, il n’avait pas de modèle, c’est très impressionnant. De plus, il a écrit ce texte directement en inuttitut, ce qui est extrêmement rare. »

« Son récit a souvent été catégorisé comme étant de la littérature jeunesse, renchérit Marc-Antoine Mahieu. Peut-être à cause du personnage de l’ours, qui a une pensée, un point de vue qui lui est propre. Mais ce n’est pas un choix littéraire, c’est simplement représentatif de la compréhension inuit du monde : les animaux ont une apparence physique différente de celle des humains, mais une subjectivité similaire à la leur. Alors que pour les Occidentaux, c’est plutôt l’inverse. »

Le temps d’une balade dans la toundra avec le Chasseur au harpon, il fait bon changer de perspective imaginaire et géographique, sur ce territoire immense que Taamusi Qumaq, auteur du premier dictionnaire de définitions en inuttitut, décrivait ainsi : « Un grand pays occupé par des animaux. »


Photo de Markoosie Pasauq : © Marc-Antoine Mahieu

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