Bien de son temps, la littérature autochtone, qui est toutefois loin d’être née de la dernière pluie, connaît depuis quelques années déjà un succès qui va bien au-delà de la simple curiosité. Originale, différente, frondeuse, sentie et libre, elle tient désormais le haut du pavé en matière d’audace et de vivacité. Serions-nous en train d’assister à quelque chose d’important?

« Cette bête peut subvertir les codes et glorifier, pince-sans-rire, la persévérance du porc-épic drogué à la colle de plywood », écrit Louis-Karl Picard Sioui dans la préface du fracassant recueil d’essais Nous sommes des histoires, paru fin 2018. On ne pourrait mieux évoquer le caractère ébouriffant de la production littéraire autochtone contemporaine. Résolument actuelle, affranchie peut-être, quoique certes teintée des revendications et des luttes qui sont les siennes, cette littérature, cette bête, oui, bat la campagne et fait joyeusement flageoler les paisibles bougies de nos chaumières idéologiques.

Pour Luc Vaillancourt, titulaire de la Chaire de recherche sur la parole autochtone à l’UQAC, la modernité littéraire autochtone « se joue quelque part entre le traumatisme de son conditionnement et la complexité de sa résurgence ». Érigée à même la béance coite d’une culture exsangue ayant néanmoins su assurer sa survivance, la parole autochtone serait en voie d’autonomisation et se définirait de moins en moins « par rapport au prisme de l’Autre ». Celui qui travaille ardemment à décoloniser les approches en recherche et dont les travaux sont orientés vers la réappropriation de la parole autochtone estime que « les sensibilités nouvelles éveillées par l’émergence des cultural studies ont pour corollaire le danger de s’enliser dans une rhétorique du ressentiment qui rendrait plus difficile de sortir des rapports de culpabilisation et de victimisation qui gangrènent trop souvent l’appréciation de la littérature autochtone. Heureusement, la production contemporaine se joue habilement de ces écueils et tend généralement à s’en affranchir ».

La poète Marie-Andrée Gill évoque pour sa part « l’importance de la prise de parole autochtone, qui est une voix distincte s’inscrivant dans une culture majoritaire ». Si des siècles d’histoire littéraire européenne ont forcément influencé le développement de la littérature québécoise, la littérature autochtone, quant à elle, s’est bien davantage échafaudée en prenant pour socle la richesse de sa tradition orale, évoluant ainsi en parallèle des sentiers balisés de la littérature occidentale. « On a besoin d’une littérature différente, d’autres histoires, d’autres visions. S’il peut sembler si difficile de catégoriser le corpus autochtone, c’est qu’il échappe aux grilles habituelles, qu’il redéfinit les genres littéraires, qu’il incarne une souplesse, une liberté, un certain lousse qui me plaît beaucoup », lance la poète. Le véritable défi est pourtant moins formel que philosophique, d’une certaine façon. Il s’agit, pour celle dont la trajectoire et les visées poétiques ont sensiblement évolué, de Béante à Chauffer le dehors, de « trouver une façon d’actualiser les valeurs ancestrales, qui justement sont toujours actuelles. D’être en même temps dans tous les Temps, de savoir les rassembler sans les figer. Il ne faudrait surtout pas perdre les leçons tirées des modes de vie ancestraux. La narration des origines, c’est pratiquement un trait culturel. Un peu comme s’il fallait d’abord idéaliser le passé avant de pouvoir parler de soi, aujourd’hui et maintenant ».

Dans son excellent essai Le territoire dans les veines, Jean-François Létourneau rappelle le rôle et la place qu’a joué et que continue d’occuper la poésie en tant que genre de prédilection de l’expression littéraire autochtone. Territoire vaste et libre, instrument privilégié de l’introspection, outil puissant de la surdité des colères muettes tout comme des cris du cœur les plus sincères, la poésie constitue assurément la pierre d’assise et le fil conducteur de cette passation du flambeau s’opérant entre générations de créateurs. D’Éléonore Sioui à Marie-Andrée Gill, unies par ce rapport au territoire qui fonde leur identité commune, c’est toute une quête identitaire et humaine qui s’articule, se noue et se dénoue, intime et fraternelle. Létourneau appelle ainsi de ses vœux l’avènement « d’un lecteur américain qui transcende les catégories ethniques et se définit à partir du sentiment d’appartenance à l’égard du territoire sur lequel il vit ». Plus important encore, celui-ci souligne que « ces textes convoquent une vision du monde, celle des premiers occupants du continent, renvoyant aux non-dits qui grèvent la culture et l’histoire québécoises ». Car s’il est vrai que la spécificité littéraire autochtone est une marque de distinction, il n’en demeure pas moins que cette particularité s’inscrit aujourd’hui au cœur d’un monde dont ils sont de plus en plus partie prenante et qu’ils contribuent eux-mêmes à façonner.

Tout au long de son fascinant essai Place aux littératures autochtones, Simon Harel opère un constat doublé d’un plaidoyer pour l’aval de cette modernité qui de part et d’autre semble parfois poser problème : « Dans ce monde, on vit entre la réserve et la ville, au cœur de communautés parfois dispersées. Ce faisant, on ne trahit personne, ni les parents ni les enfants. » Dénonçant tour à tour « les dommages causés par une rectitude qui fait de la littérature un silo identitaire » et « la crispation idéologique de ceux qui souhaiteraient maintenir un primordialisme dont la “pureté” correspondrait à une Origine perdue », l’écrivain s’enthousiasme devant le choix des créateurs autochtones d’écrire en français, véritable « prise de possession linguistique ».

Subversive et pleine d’élan, cette bête est bien vivante, disions-nous. Elle porte aussi en elle le ferment de chocs dont on peut déjà prévoir que la littérature francophone les en remerciera un jour.

À lire aussi :

Le territoire dans les veines
Jean-François Létourneau (Mémoire d’encrier)

Nous sommes des histoires
Collectif (Mémoire d’encrier)

Photo : © Sophie Gagnon-Bergeron

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