Connaissez-vous la nécromancie? Cet art divinatoire permet, dit-on, d’invoquer les morts. Mais il existe une pléthore d’arts divinatoires, dont plusieurs étonnants, voire extravagants : la dendromancie (lire l’avenir dans les arbres), l’onychomancie (par le reflet des ongles) ou même la tyromancie, la prophétie par les fromages!

L’un des personnages principaux de Ténèbre, de Paul Kawczak, pratique un art divinatoire singulier et macabre : il prédit l’avenir, « la découpe des corps lui serv[ant] également de mancie; il y avait lu depuis sa jeune initiation la prolifération des lignes de son devenir ». Bourreau qui semble sorti du Jardin des supplices, d’Octave Mirbeau, Xi Xiao suscite des souffrances exquises et prolonge l’agonie jusqu’à des extrémités insoupçonnées : « Il est possible, moyennant un patient apprentissage, de dépouiller un homme de la plupart de ses organes tout en conservant sa vie et sa conscience. » Surtout, le bourreau peut lire l’avenir dans les pétales de chair qu’il trace sur les corps, consentants ou non. Et il sait que sa mort, son destin sont liés à celui du jeune géomètre belge Pierre Claes, auquel il est très attaché.

Pierre et Xi Xiao arpentent le Congo de la fin du XIXe siècle, participant à une expédition cartographique. Rapidement, la violence coloniale les assaille en même temps que le cortège s’enfonce dans un cauchemar tropical. Pierre est transformé par les horreurs auxquelles il assiste, souhaite ouvrir ses chairs à une forme de beauté mutilée. Il sera une grande fleur de sang sous les couteaux de la cassette de Xi Xiao, ornée des idéogrammes « Ténèbre ». Il courtisera la mort comme on entre dans l’enfer de Dante en abandonnant toute espérance.

Xi Xiao attend son propre décès près de Pierre, au sein de ce Congo où il initie de nouveaux disciples à l’art de la découpe prophétique, à sa « mancie ».

Récit d’une hybridité aussi complexe que les plaies tracées par le bourreau sur les chairs vibrantes, Ténèbre allie aventure, poésie, horreur et érotisme en rappelant la puissance décadente de maints romans de la fin du XIXe siècle. Ce récit placé sous l’égide d’Érèbe, dieu des ténèbres, témoigne de la fragilité humaine, nous immergeant au cœur de la luxuriance des forêts équatoriales, dans une nature dévorante.

Juliette, héroïne de Juliette ou Les morts ne portent pas de bigoudis, de Pénélope Mallard, a un rapport insolite avec la nature. Elle peut communiquer avec elle de manière intime (et pratique, ce faisant, la dendromancie, soit la capacité de lire l’avenir dans les arbres). Juliette est « l’héritière de sa lignée [l]a petite [qui] entend. Tout. La bouilloire, les animaux, les plantes. Le chuchotement des pierres, le soupir des arbres ».

Mais la jeune femme n’est pas seulement apte à décoder le langage des écorces amies, elle échange avec les défunts sur une base régulière. Et les discussions avec les aïeux décédés sont courantes parmi sa famille excentrique et un peu sorcière, où les fillettes meurent afin de devenir des fantômes. C’est le cas de plusieurs membres du clan, dont les présences vaporeuses persistent par-delà le trépas, par exemple Momone, la grand-mère de Juliette, qui a élu domicile dans une bouilloire. Elle l’accompagne même outre-Atlantique, tandis que la jeune femme s’installe à Rimouski afin de travailler comme enseignante en herboristerie, s’intéressant de près aux propriétés magiques des plantes (il est d’ailleurs possible, selon certains, vous vous en doutez, de lire l’avenir dans le gazon). Juliette découvre ainsi de nouveaux spectres, apprenant notamment à faire connaissance avec des morts de L’Isle-Verte, dans le Bas-Saint-Laurent.

Juliette ou Les morts ne portent pas de bigoudis est, à l’instar de Ténèbre, une œuvre hybride. Il y a un peu de Boris Vian çà et là — le pianocktail est mentionné, de même que la tourniquette à faire la vinaigrette —, beaucoup de réalisme magique, une touche de poésie, de surréalisme, mais aussi une célébration du Bas-Saint-Laurent qui va bien au-delà de ses couchers de soleil somptueux. L’autrice nous invite à aimer cette « insularité hors du temps, rythmée par la lenteur et le cycle des marées », à réfléchir à « l’apparente fixité des banquises ». Avec ce livre, Pénélope Mallard met de l’avant une manière lumineuse de concevoir la mort, même lorsque les petites filles se fracassent la tête sur les rochers du jardin.

À contre-jour, Ceux de là-bas, de Patrick Senécal, aborde la peur de la mort dans tout son effroi. Le sujet habite l’écrivain depuis longtemps : il en parlait lors d’un dîner dans un café félin de Québec pendant le Congrès Boréal 2017. Nous avions été plusieurs à nous exclamer que ce serait génial que sa prochaine fiction fantastique s’intéresse à cette terreur viscérale, la « frontière la plus mystérieuse et la plus terrifiante de toutes ». Il aura exaucé nos souhaits quelques années plus tard avec ce roman tissé de ténèbres, véritable voyage au royaume des ombres.

Victor Bettany a en effet profondément peur de la mort. Il aura malgré lui l’occasion de plonger au cœur de ses épouvantes en assistant à un spectacle d’hypnose de Crypto, réputé pour ses numéros macabres. Le quinquagénaire se retrouve sur scène en guise de cobaye et… à son réveil, tout le monde, hypnotiseur compris, a passé l’arme à gauche autour de lui. Que s’est-il tramé dans la salle à ce moment-là? Victor fait la connaissance de l’amoureux de Crypto, Arnaud, avec qui il essaie d’en savoir davantage. Néanmoins, en périphérie de sa vision, les morts se multiplient, s’adressent à lui. Victor aurait-il accédé à l’ailleurs redouté pendant sa séance d’hypnose? Ou a-t-il été la victime d’un art divinatoire particulièrement puissant?

Patrick Senécal maintient le suspense dans l’ensemble de Ceux de là-bas, son incursion la plus saisissante dans le fantastique depuis Aliss. L’horreur pulse, respire à chaque page, à l’égal de la montée des ténèbres, qui envahit peu à peu le quotidien de Victor. Et contrairement au livre de Pénélope Mallard, les trépassés ne sont pas des alliés. La peur triomphe, en crescendo, amenant Victor là-bas. Ce lieu où, comme les catacombes de Paris, « qui entre ici abandonne toute espérance ».

Le héros de Patrick Senécal réussira-t-il à comprendre de quelles divinations il est l’objet? Il existe tellement de mancies… Et les arts divinatoires à explorer ne manquent pas pour ceux qui ont du temps libre ces mois-ci : lecture des miroirs, des œufs, des hurlements canins, etc. On peut même se planifier une séance de nigromancie, soit décrypter les endroits noirs et souterrains, ou bien de sciomancie, l’invocation des ombres. À vous de choisir. Ou pas.

Vous m’excuserez : c’est l’heure de lire l’avenir dans l’un de mes fromages.

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