Max Jacob: Le nigaud à la malle noire

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Mort en mars 1944 et jeté dans une fosse commune* (une pneumonie l'emporta au camp de Drancy deux jours avant le départ d'un convoi pour Auschwitz), Max Jacob, poète, Juif converti au catholicisme (attrait nostalgique des processions de son enfance à Quimper), était de surcroît homosexuel, éthéromane, baraqué, cabotin et chauve… Avec une gueule à la von Stroheim, c'est la plus insaisissable des têtes littéraires de son époque, rayon caméléon: il a été peintre de gouache, chiromancien, vieux servant de messe, il aura surtout été l'ami de ses trois cadets (Picasso, Apollinaire et Cocteau, excusons-le du peu), mais il n'eut pas accès à la gloire. S'il est encore là — demi-douzaine de biographies, douzaines de correspondances, le courrier était son oxygène —, c'est qu'il a été partout. Son «personnage» protéiforme est une réussite (du folâtre au tragique), la plus impressionnante prestation de la première moitié du XXe siècle. On peut dire de Max Jacob que sa vie fut un roman; il a constamment vécu, traînant sa malle de manuscrits inachevés, en état de roman

Si le titre n’était pas salement connoté, c’est Je suis partout** qui lui conviendrait comme devise. Le Bateau-Lavoir? C’est lui qui le baptise après avoir vu du linge sécher à une fenêtre de l’ancienne manufacture de piano divisée en ateliers, où Picasso s’installe en 1904 (Picasso l’appelait «la Maison du Trappeur»). Le vol de la Joconde? Avec Apollinaire, on le soupçonne, il serait derrière le coup. Les Demoiselles d’Avignon qui ont 100 ans en 2007? C’est lui qui trouva ce titre, remplaçant celui de Picasso qui n’aurait pas tenu la route: Le Bordel philosophique. «Radigo»? En 1925, Jacob présente le jeune Radiguet à Cocteau qui n’en reviendra pas… En 1938, qui Cocteau court-il voir pour lui lire ses Parents terribles? Max, pardi. Ajoutons qu’il a joué «les chœurs» à la création des Mamelles de Tirésias en 1917, qu’il donna des conférences aux Noctambules pour payer sa croûte («Personne ne me connaît, cependant je suis dans le Larousse», annonçait-il en entrant), et qu’il finira moine portier au monastère de Saint-Benoît-sur-Loire, se souvenant d’avoir vu «un corps céleste» apparaître sur le mur de sa bicoque rue Girardon, «un homme d’une élégance dont rien sur terre ne peut donner l’idée», comme il l’écrit dans le récit de sa conversion sous le titre, tenez-vous bien, de La Défense de Tartufe…(avec un seul f).

Aujourd’hui, 63 ans après sa mort, le fils du tailleur Lazare Jacob garde huit lignes dans le Larousse avec en timbre-poste son portrait par Jacques-Émile Blanche (Le Robert est plus généreux avec 24 lignes et le portrait de Modigliani pleine colonne). Mais le lit-on encore? En poésie, Le Cornet à dés tient la route, réédité régulièrement. Mais la totalité de son œuvre (le contenu de la malle noire qui ne le quittait jamais) n’est pas encore publiée. Le sera-t-elle un jour? De ses romans, Le Terrain Bouchaballe est encore visité, mais son théâtre (comme plusieurs il s’y essaya, croyant que c’était plus vitement payant) est oublié. C’est dans les recueils de correspondances qu’il demeure présent, dans ses tours de passes et confessions avec Jouhandeau, Leiris, Maritain et surtout Cocteau à qui, dans le wagon vers Drancy, il écrit le 29 février 1944 sa dernière lettre, lui parlant de «la complaisance des gendarmes», ajoutant: «Nous serons à Drancy tout à l’heure. C’est tout ce que j’ai à dire. Je t’embrasse»… La Gestapo (il prononçait la «J’ai ta peau») l’avait cueilli au sortir de la messe.

La «fantaisie», qui était la marque de sociabilité de ce «fantôme élégant» (dixit Léon-Paul Fargue), est sans doute ce qui a éparpillé (épars, piller) son œuvre en diverses proses et poésies difficiles à classer. Comme lui, qui passait ses nuits au Lapin agile et allait prier le matin au Sacré-Cœur, comme sa vie entière qui passa en ruptures et réconciliations, son œuvre est écartelée entre jeux de mots et confessions cabotines, audaces et poses, et c’est ainsi que ses contemporains ne la prirent pas assez au sérieux, y compris l’ami Picasso et l’orgueilleux Cocteau. Gide le trouvait «déconcertant». Un snobisme envers lui voulait que, bien entendu, on exclue Max Jacob du groupe des «grands». Il n’est pas au Robert des grands écrivains de langue française publié en 2000.

Mais il a des défenseurs posthumes, tel le suave Charles Dantzig qui, dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, lui accorde cinq pages (Cocteau en a quatre) et fait l’éloge de sa «fantaisie»:
«Une fantaisie pareille, dans la littérature française, ça n’existe pas. À côté d’elle, Musset paraît instituteur, Marivaux sociologue et Scarron consultant». Pour Dantzig, la «merveille» de Jacob c’est Le Cabinet noir, une série de lettres fictives, publiées en 1922, augmentées en 1928, qu’un censeur lit et commente. Dans ces «cas» de correspondance, Max Jacob s’amuse à parodier et pasticher. Queneau, admirateur de Jacob, s’en souviendra lorsqu’en 1947 il publiera ses fameux Exercices de style. Du Cornet à dés, Dantzig écrit qu’il est «un coffre à joujoux qu’un vieil enfant qui connaît le cynisme et s’en moque envoie joyeusement en l’air». Citons un joujou: «Le mystère est dans cette vie, la réalité dans l’autre; si vous m’aimez, si vous m’aimez, je vous ferai voir la réalité».

Vers 1925, alors qu’il arrive à 30 ans et que sa malle noire s’engraisse de feuillets, notes et carnets, ce «converti» qui n’aimait pas Claudel se prêta au jeu d’écrire, pour une anthologie, son autoportrait: «Max Jacob est un petit bonhomme chauve et bizarre, il cherche sa voie depuis 30 ans. Il a abandonné tous les genres de poésie après avoir marqué tous les genres de son passage. Sa prose ne vaut rien, sa poésie encore moins. Il prétend avoir trouvé une psychologie nouvelle basée sur l’astrologie. Or, son astrologie est dépassée par les psychologues qui ne se servent pas de cette science. Max Jacob est un nigaud. (…) C’est un malheureux! Il a essayé d’être chrétien, sans réussir à être autre chose qu’un païen. Il n’ose plus être païen, crainte de l’enfer: c’est un malheureux! Il a beaucoup de succès, mais personne ne le sait que lui-même».

* En 1949, on transporta ses os au cimetière de Saint-Benoît-sur-Loire.
** Journal français férocement antisémite.

Bibliographie :
Max Jacob, Béatrice Mousli, Flammarion, coll. Grandes biographies, 514 p., 49,95$
Correspondance 1917-1944, Jean Cocteau et Max Jacob, Éditions Paris-Méditerranée, coll. Cachet volant, 646 p., 55$
Le Cornet à dés, Max Jacob, Gallimard, coll. Poésie, 276 p., 16,95$
Le Cabinet noir, Max Jacob, Gallimard, coll. L’imaginaire, 242 p., 14,25$
Le Terrain Bouchaballe, Max Jacob, Gallimard, coll. L’imaginaire, 370 p., 19,95$

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