Les trois livres qui ont marqué… Sylvie Drapeau

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Cette comédienne de talent, dont le jeu amalgame intensité, profondeur et fragilité, a interprété des rôles marquants au théâtre, au cinéma et à la télévision. Toute l’humanité et la finesse de cette artiste accomplie se retrouve dans ses deux romans publiés chez Leméac, Le fleuve et Le ciel. Le premier abordait la perte d’une famille alors qu’un enfant se noie dans le fleuve, tandis que le deuxième met en scène la sœur de ce garçon, maintenant âgée de 20 ans, toujours aux prises avec cette blessure…

Jane Eyre
Charlotte Brontë (Folio)
Le romantisme à son paroxysme, l’expression la plus folle, la plus exacerbée de l’amour-passion. Dans beaucoup de vérité pourtant, l’auteure respire si violemment à travers son héroïne. À partir de l’âge de 18 ou 19 ans, pendant plusieurs années, lors des vacances de Noël, je lisais et relisais ce bouleversant roman anglais du XIXe siècle. Charlotte Brontë est une extraordinaire conteuse. « Vous m’avez sauvé la vie, et il m’est agréable d’avoir contracté envers vous cette immense dette… Je savais qu’un jour, vous me feriez du bien, d’une façon ou d’une autre; je l’ai vu dans vos yeux, la première fois que je vous ai aperçue. » J’avais aussi été conquise par le grand récit de sa sœur Émilie : Les Hauts de Hurle-Vent. Il y avait au cœur de cette frêle jeune femme qu’était Charlotte Brontë une ardeur, une puissance incontestable. Des revirements, des situations peut-être invraisemblables, ça m’était égal. Je plongeais, tellement il y avait d’authenticité dans ce roman, une telle envie de vivre; nous sommes au cœur d’une passion lumineuse et violente. Voilà ce que l’auteur disait d’elle-même à ceux qui se questionnaient sur les raisons de son « apparente » solitude : « Je puis vivre seule, si le respect de moi-même et les circonstances m’y obligent; je ne veux pas vendre mon âme pour acheter le bonheur… » Elle avait connu la passion, et ne pouvait se résoudre à faire un mariage de raison. Tout comme sa Jane, c’était une femme libre.

 

La détresse et l’enchantement
Gabrielle Roy (Boréal)
La toute dernière œuvre de la grande Gabrielle. Je lis cette autobiographie comme on plonge dans un roman passionnant, car il s’agit bien du roman de sa vie. « Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j’étais, dans mon pays, d’une espèce destinée à être traitée en inférieure? » dit-elle d’entrée de jeu. Il y a donc l’enfance, bien sûr, avec ses grands pans d’ombre, mais aussi avec les surprises du bonheur : « Comment, si souvent malheureux, pouvions-nous aussi être tellement heureux? » Elle raconte, de façon exquise, et dans une telle franchise, son grand voyage en Europe, où elle apprit à écrire. Mais, c’est tout de même le récit de sa rencontre avec Stephen qui est resté si puissamment ancré en ma mémoire. « […] il posa sa tête sur mon épaule, en silence, dans un geste d’abandon qui semblait me demander refuge. Et moi qui toute ma vie avais tant cherché refuge, je fus si bouleversée qu’un être en fût à chercher le sien en moi que j’aurais pu en pleurer comme à la découverte que la terre entière aspire à se reposer sur une tendre épaule. » Les scènes d’amour y sont envoûtantes, mais très vite déchirantes : « […] j’ai gardé pour longtemps, peut-être pour toujours, de l’effroi envers ce que l’on appelle l’amour. » Je crois bien que c’est parce je la sentais si pudique que ces passages d’amour-passion m’ont tellement marquée. Elle avait cette pudeur des ultrasensibles, ce voile de discrétion sur sa propre personne, il me semble. Je ne m’attendais pas à ce tumulte et je réalise qu’elle fut un peu la sœur de Charlotte. Son livre aussi continue de me bouleverser, comme si la jeune femme que j’étais était toujours là, prête à vibrer.

 

L’épuisement
Christian Bobin (Le temps qu’il fait)
« Je m’égare un peu, ce livre ressemble de plus en plus à ce que ma mère disait en me voyant sortir, mal coiffé : tu ressembles à l’orage. Ce livre ressemble à l’orage mais, somme toute, une promenade sous la pluie n’est jamais mauvaise, la joie y vient avec la peur. » Il y avait, sur l’édition d’alors, un petit oiseau gris sur la couverture qui m’avait interpellée chez le libraire. J’ai prêté ce tout petit livre. Il ne m’est pas revenu. J’ai racheté celui avec le beau grand noir sur la couverture, l’autre semblait « épuisé ». Le beau grand Noir marche vers la mer, dans toute la splendeur de sa verticalité. Le petit oiseau me manque tout de même. J’ai quelques dizaines de Bobin chez moi. Cette parole m’apaise, me reconnecte à quoi? Au vide et à l’amour. Bobin est le spécialiste du silence, de l’espace entre les mots, on le lit tout doucement, comme on savoure le plus délicat, le précieux. Au fil des livres, il s’agit toujours du même livre. Il est libre, lui aussi. Libre de chercher à dire toujours la même chose, sous une nouvelle forme. Il y a ses grandioses, bien sûr : Le très-bas, La plus que vive. Sublimes. Mais ce tout petit « épuisement » m’a un jour accompagnée à la mer, et j’éprouvais une telle reconnaissance, à lire ces phrases gratuites (devrais-je dire généreuses?) et si peu savantes. L’occasion de baisser les bras et de lâcher les armes devant l’épuisement du monde. « J’ai un livre à faire pour la lumière qu’il me donnera. » C’est ce que je cherche, alors je continue de le lire. « Je suis incapable de parler d’autre chose que de l’amour dont je ne sais rien. » « Le mort en nous c’est le maître, celui qui sait. Le vif en nous c’est l’enfant, celui qui aime, qui joue à aimer. » Et je suis si souvent cette enfant qui part à la mer, sans bagages, sans rien connaître du monde, en quête de sa propre présence lumineuse. 


Photo : © Martine Doucet 

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