Le poids de la nuit

Nous avions adoré le premier livre de Mariana Enriquez, Ce que nous avons perdu dans le feu, recueil de nouvelles gothiques peuplé de fantômes et de cultes mystérieux. Notre part de nuit partage le même registre fantastique, mais cette fois sous la forme d’un roman au souffle vertigineux. On y suit Juan, porteur d’un pouvoir obscur, dans ses efforts pour soustraire son fils à l’influence de l’Ordre. C’est que le petit Gaspar, endeuillé de sa mère morte dans des circonstances nébuleuses, commence à manifester des aptitudes que Juan désire à tout prix tuer dans l’œuf. Mais peuvent-ils échapper à leur destin tragique?

1. Pour le traitement inusité du fantastique
Ce qui frappe dès les premières pages, c’est la façon avec laquelle Enriquez intègre à son récit, sans complexe aucun, tout ce qui touche de près ou de loin à l’ésotérisme. Médiumnité, tarot, culte dédié à San la Muerte, rituels de protection autochtones, fétichisme, transmigration des âmes, etc. Libéré des artifices borgésiens qu’on accole (trop?) souvent à la littérature argentine, on progresse dans cette lecture absolument dérouté et fasciné par l’imaginaire de l’écrivaine. Certains passages rappelleront nécessairement Lovecraft, mais là où l’auteur du mythe de Cthulhu appréhendait l’horreur cosmique à partir du point de vue d’un personnage extérieur aux cultes décrits, Enriquez nous plonge au cœur même d’une secte obnubilée par le pouvoir et le sadisme.

2. Pour la relation père-fils qui transcende la violence et la noirceur
Il faut bien le dire : avec un titre pareil, Notre part de nuit fait la part belle aux recoins les plus sombres de l’âme humaine. La dictature militaire argentine de la fin des années 1970, avec ses centaines de milliers de disparus, est assurément propice aux histoires de fantômes et à la violence des passions. Heureusement, au milieu de tous ces maux, il y a l’amour indéfectible entre un père et son fils. Même si Juan est brisé moralement et physiquement par ses démons qui le rongent de l’intérieur, celui-ci est prêt à traverser l’enfer pour épargner à son fils la cruauté de l’Ordre (quitte à traîner le pauvre Gaspar jusqu’aux frontières de la folie pour mieux le protéger).

3. Pour la subtilité avec laquelle Enriquez traite des répercussions de la dictature militaire en Argentine de 1976 à 1983
Même si les narrateurs se multiplient et qu’un jeu de chassé-croisé entre les époques s’enchaîne autour de Juan et de Gaspar, nous restons souvent avec l’impression que tous ces personnages évoluent en marge du monde, enfermés au sein de cet Ordre dont les ramifications dépassent les frontières de l’Amérique latine pour s’étendre au reste du globe. Et pourtant, Enriquez émaille discrètement son récit de faits et d’anecdotes ayant frappé l’imaginaire collectif latino-américain. On pense aux grèves étudiantes de 1986, mais plus particulièrement à la lente agonie de la jeune Omaíra Sanchez, figure marquante pour Gaspar et son groupe d’amis.

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