Yvon Deschamps : Lire en toute simplicité

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Vétéran de la scène de l'humour chez nous, Yvon Deschamps est depuis quarante ans l'un des artistes les plus appréciés et l'un des acteurs de l'évolution sociale et politique de la société québécoise. Dans ses textes ironiques, audacieux et percutants à souhait, il a su mettre en lumière toutes les facettes de notre société, nos petites intolérances comme nos grandes lâchetés, en nous réapprenant un art essentiel : celui de l'autodérision. En toute simplicité, il a bien voulu partager avec nous ses émois de lecteur…

Parlez-moi de vos premiers coups de cœur littéraires !

D’abord, Thérèse Raquin de Zola, qui m’a carrément assommé. Ça aurait pu être L’Assommoir, mais non ! Thérèse Raquin reste mon préféré, probablement à cause de son aspect social, du tableau d’époque. À peu près en même temps, j’ai lu Mauriac, Le Nœud de vipères. Ces lectures n’entraient pas forcément dans un cadre scolaire. En fait, lorsque j’étudiais l’art dramatique, à dix-sept ou dix-huit ans, je lisais surtout du théâtre, des pièces mais aussi des ouvrages sur le métier, Jouvet, Stanislavski et tous ceux qui avaient écrit sur les techniques théâtrales. Puis en discutant avec des gens autour de moi, j’ai eu envie d’élargir mes horizons. J’ai découvert Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, qui m’a ouvert à l’idée qu’il fallait faire quelque chose à cause du fait qu’une majorité de gens sur la planète sont traités comme une minorité. Il y avait manifestement un problème ! Cette lecture m’a « brassé ».

Doit-on voir des liens entre ce livre et vos propres monologues sur la condition féminine ?

Oui, ça explique probablement en partie que je m’y sois intéressé et que par la suite j’aie milité au Chaînon. C’est certain que Le Deuxième Sexe, on ne l’oublie pas. J’ai une fille qui étudie en Women Studies à l’université et qui n’a pas encore lu ce livre : je lui ai dit qu’il me semblait impossible pour elle de faire des études sur la condition féminine sans avoir lu Le Deuxième Sexe. J’espère que ça va venir, un jour. De Beauvoir a été une des premières à écrire un traité, à proposer une vision globale de la femme, sociale, historique, philosophique. J’aime beaucoup lire mais je suis ignorant et je garde toujours un dictionnaire à portée de main ! (rires)

Comment choisissez-vous vos livres ?

Oh, j’aime beaucoup les recevoir en cadeau ! Les gens savent que, dans le passé, j’ai manqué de temps pour lire, mais depuis trois ou quatre ans, je lis beaucoup plus. J’ai été marqué par Cent ans de solitude et L’Amour au temps du choléra, de Gabriel Garcia Marquez. J’ai adoré ces romans ! C’est l’une de mes filles qui m’avait offert en cadeau un livre de Garcia Marquez, que j’avais mis de côté après quelques pages parce que j’avais un peu de difficultés à embarquer ! Quand elle s’en est aperçue, elle m’a dit de m’y atteler, car je n’allais pas le regretter. Et elle a eu raison ; c’est une œuvre fabuleuse, à l’antipode du réalisme à la Zola. Et puis, c’est encore l’une de mes filles qui m’a fait découvrir Marie Laberge et sa trilogie « Le Goût du bonheur », qui était quasi incontournable. J’ai lu les trois tomes, que j’ai adorés, notamment pour les descriptions de la ville de Québec pendant les années 30, 40 et 50. Je suis né en 1935, j’ai l’âge requis pour me souvenir de cette époque ; et comme tous les vieux, je m’amuse à chercher les petites erreurs là-dedans ! (rires) Avant, je vous avouerai que je n’avais jamais lu Marie Laberge, même pas ses pièces de théâtre.

Qu’en est-il de Michel Tremblay ? L’avez-vous davantage fréquenté ?

Pas vraiment, j’ai seulement joué dans un film écrit par Michel, Le Soleil se lève en retard, un film d’amour ben cute qui est demeuré à l’affiche rien qu’une semaine, malgré qu’il y avait de ben bons acteurs ! (rires) Mais j’ai vu beaucoup de ses pièces. Côté roman, j’ai uniquement lu La Grosse Femme d’à côté est enceinte, que j’ai beaucoup aimé. J’ai aussi aimé ses récits autobiographiques, Douze coups de théâtre, Les Vues animées et Un ange cornu avec des ailes de tôle.

Je suppose qu’étant plus ou moins de la même génération que Tremblay, vous vous reconnaissez dans sa description du Montréal d’antan?

C’est vrai, même si Michel est un peu plus jeune que moi. Cela dit, comme j’ai grandi dans Saint-Henri, je ne connaissais pas beaucoup le Plateau Mont-Royal, la Petite Patrie et le Centre Sud. Les gars du Sud-Ouest, on sortait pas de notre quartier. Jeune, j’écoutais beaucoup la radio et, contrairement à ce que les jeunes d’aujourd’hui peuvent penser, il y avait déjà beaucoup d’émissions d’humour à la radio : Les Joyeux Troubadours, Carte Blanche, etc. On plaisantait beaucoup sur la différence entre l’Ouest (les riches) et l’Est (les pauvres). Moi, j’habitais l’Ouest mais dans un taudis ! Il y avait des bidonvilles autour. Alors je me disais que si c’était nous, les riches, je ne voulais pas aller voir dans l’Est !

On n’a donc pas tort de dire que les Montréalais vivaient à l’époque selon des codes villageois et s’aventuraient peu en dehors du quartier qu’ils habitaient?

Chaque quartier était un village. On n’en sortait pas, sauf pour aller au centre-ville dans les grands magasins ou les cinémas, lorsqu’on avait seize ans. Sinon, on avait tout ce qu’il nous fallait dans notre quartier : notre cinéma, notre rue principale, nos écoles. L’univers de Tremblay est à la fois proche et totalement différent de celui de mon enfance. À Saint-Henri, nous étions différents de gens du Plateau du fait que nous côtoyions des Anglais, des Irlandais et des Italiens. Le quartier était plus multiculturel. Et puis, nous avions aussi dans notre paysage quelque chose qui n’existait e part ailleurs : des Noirs anglophones! (rires) À ce moment-là, et ça avait commencé aux États-Unis, les compagnies embauchaient exclusivement des gens de couleur pour certains emplois bien particuliers. Dans mon monologue sur le sujet, j’ai dit qu’il y avait juste eux qui avaient le droit de jouer au sein d’orchestres de Noirs ! (rires) En un sens Saint-Henri était un petit Harlem, avec ses clubs de jazz comme le Rockhead Paradise ou le Saint-Michel. Le quartier était un autre monde.

Au fond, la figure littéraire emblématique de Saint-Henri, c’est Gabrielle Roy…

Oh, oui ! Mais Bonheur d’occasion ne m’a pas beaucoup marqué car je n’avais pas le recul nécessaire au moment de sa sortie. Je l’ai lu environ cinq ans après sa parution, aux alentours de vingt ans.

Les gens de Saint-Henri tiraient-ils une fierté de ce roman ?

Pas du tout, ils ont été insultés. Gabrielle Roy avait mis à jour la pauvreté ; les gens se disaient que ce n’était pas mieux ailleurs, alors pourquoi insister là-dessus ? Mais j’y ai reconnu beaucoup de choses. La guerre était déjà loin derrière nous, mais je me rappelais de la conscription, lorsque mes cousins ont voulu se sauver pour ne pas faire leur service, que la police militaire rentrait à trois heures du matin fouiller la maison, etc. Quand tu sors et qu’il y a des soldats, des marins, des aviateurs partout dans les rues, que cinquante B-29 volent au-dessus de la ville, ça marque un enfant. J’ai retrouvé tout ça dans Bonheur d’occasion.

Les choix d’Yvon Deschamps

Thérèse Raquin, Émile Zola, Le Livre de Poche
Le Nœud de vipères, François Mauriac, Le Livre de Poche
Le Deuxième Sexe (2 tomes), Simone de Beauvoir, Folio
« Le Goût du bonheur » (3 tomes) : Gabrielle, Adélaïde et Florent, Marie Laberge, Boréal
Cent ans de solitude, Gabriel Garcia Marquez, Points
L’Amour au temps du choléra, Gabriel Garcia Marquez, Le Livre de Poche
La Grosse Femme d’à côté est enceinte, Michel Tremblay, Babel
Douze coups de théâtre, Michel Tremblay, Babel
Les Vues animées, Michel Tremblay, Babel
Un ange cornu avec des ailes de tôle, Michel Tremblay, Babel
Bonheur d’occasion, Gabrielle Roy, Boréal Compact

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