Marie-Louise Arsenault : La lectrice redoutable

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    Elle ne risquait pas de manquer d’inspiration pour cette entrevue. Marie-Louise Arsenault passe le plus clair de son temps le nez dans un bouquin, quand elle n’est pas en train d’en parler à son émission Plus on est de fous, plus on lit! diffusée quotidiennement sur la Première Chaîne à raison de deux heures par jour. Animée d’une splendide ferveur pour la lecture, elle se fait si persuasive qu’il suffit de l’écouter pour que monte en nous l’irrépressible envie de harponner le premier livre qui se trouve à portée de main.

    La conversation débute dans un éclat de rire. La première question que l’on pose habituellement à notre invité vise à savoir s’il est un bon lecteur, un non-lieu dans ce cas-ci! « Je dirais que je suis une lectrice olympique », commence Marie-Louise Arsenault. « À l’émission, je lis tous les livres pour lesquels je fais des entrevues. » Ce qui correspond approximativement à trois livres par semaine, une moyenne de cent cinquante-six par année.

    Originaire de Chibougamau dans le Nord-du-Québec, elle est la cadette d’une fratrie de quatre enfants. Elle soutire avantage du savoir de ses aînés et obéit à sa nature curieuse et solitaire en engloutissant livre sur livre. Une maladie infantile l’oblige à rester au calme et lui donne l’occasion de céder régulièrement à ses formidables appétits. « Je suis la parfaite représentante des livres qu’on lit trop jeune, dit-elle. J’ai lu 1984 de George Orwell, je devais avoir 11 ans. » Elle n’hésite pas à dire qu’une grande part de son apprentissage est passée par la littérature. « Je ne comprenais peut-être pas tous les sens à ce moment-là, mais il y avait quelque chose en moi qui était bouleversé. Je suis contente quand même d’avoir été une traumatisée! Ça m’a beaucoup déniaisée. »

    On s’en doutait, elle trouve difficile de répondre quand vient le temps de nommer une œuvre marquante. « Je pose cette question-là à mes invités et je leur en veux quand ils soupirent, mais c’est vrai que ce n’est pas facile parce qu’il y en a tellement. » Tout de même, elle se prête de bonne grâce à l’exercice : « Ça change avec l’âge. Jeune, il y avait Romain Gary, plus tard, j’ai découvert Les Hauts de Hurle-Vent de Brontë. Ah! Le roman Blonde de Joyce Carol Oates a été très marquant pour moi », se rappelle-t-elle. Dans un même souffle, elle poursuit sa nomenclature joyeusement frénétique : Bret Easton Ellis, Hemingway, Duras, une de ses favorites, sinon sa préférée.

    Cohabitation des genres
    Nous pouvons facilement imaginer à quoi ressemble la bibliothèque de Marie-Louise Arsenault; disproportionnée par rapport au commun des mortels. Pas tant que ça, à vrai dire, car elle offre ses livres dès la lecture terminée (avis à ceux et celles qui voudraient s’en faire une amie). Elle a entre autres donné au suivant Chanson douce de Leïla Slimani. « Je ne la connaissais pas, mais c’est une écrivaine majeure. Elle a gagné le prix Goncourt et c’est grandement mérité. » Surtout, elle ne boude aucun genre, nommant son intérêt pour le polar, dont Henning Mankell apparaît comme l’un des maîtres. Elle poursuit pêle-mêle, l’esprit écartelé, les noms semblant défiler plus vite devant ses yeux qu’ils n’ont le temps d’arriver à ses lèvres. Elle s’arrête cependant sur le roman Les furies de Lauren Groff paru cette année. « Ça, c’est vraiment bon! », s’enthousiasme-t-elle. Puis elle évoque Delphine de Vigan, Charles Dantzig et le livre Eva de Simon Liberati qu’elle a recommandé plusieurs fois.

    Elle aime l’autofiction qu’elle a beaucoup lue grâce à son travail. Nelly Arcan et Annie Ernaux figurent dans le haut de son palmarès. Elle s’immerge avec plaisir dans les ouvrages plus théoriques. « J’aime beaucoup les universitaires qui déconstruisent les croyances populaires, comme Gérard Bouchard et Normand Baillargeon. Surtout dans le monde dans lequel on vit, qui confond un peu tout et n’importe quoi. » À ce propos, elle cite Raphaël Liogier, un sociologue qui s’emploie, dans Le mythe de l’islamisation, à déboulonner les préjugés envers les communautés musulmanes. Bref, les livres seraient un excellent moyen d’éducation.

    Le versant salvateur des lectures imposées
    En tant que lectrice ad hoc, Marie-Louise Arsenault cerne la nature d’un livre assez tôt. Au terme de la première page, elle sait d’ores et déjà si ça lui plaira. Mais son métier fait qu’elle doit se rendre jusqu’au bout. Heureusement, car ça lui permet de se colleter à ses idées reçues. « Un lecteur, par essence, ça va aller vers ce qu’il connaît et ce qu’il aime. Nous, à l’émission, on se fait brasser beaucoup. C’est vraiment un privilège. » Lire commande l’introspection et invite à une réflexion sur soi en même temps que cela exige de sortir de soi-même. En constant dialogue avec l’auteur, le lecteur confronte ses valeurs à l’aune des faits et gestes des personnages.

    À s’abreuver toujours à une source, même si les livres servent une étonnante diversité, n’est-il pas risqué de finir par se lasser? Si Marie-Louise se rebute parfois devant ses lectures obligées, le plaisir est instantanément renouvelé dès qu’elle pose les yeux sur la page. Et ce qui se fait ici n’est pas pour lui déplaire. « Je trouve ça remarquable! Il y a une vivacité créative au Québec, dont on ne parle pas assez d’ailleurs. » À son émission, les collaborateurs et le public dressent annuellement une liste de 100 incontournables d’ici, dont Les libraires, qui plus est, est un partenaire convaincu. Devenu une référence dans le genre, cet inventaire est l’exemple éloquent que nous n’avons rien à envier aux autres littératures.

    L’imagination sauvera le monde
    Comme elle reçoit les livres directement des éditeurs, elle se rend rarement en librairie, sinon pour un besoin spécifique. « Mais quand j’y vais, j’aime beaucoup aller dans les librairies indépendantes », précise-t-elle. Elle se rend surtout chez Drawn & Quarterly sur la rue Bernard et chez Raffin, rue Saint-Hubert. « Je trouve qu’on vit dans un monde sans imagination et que c’est par la littérature qu’on y accède. » N’est-ce pas Einstein qui disait : « La logique vous mènera d’un point A à un point B, l’imagination vous emmènera partout »? Une devise qui va à ravir à notre invitée.

    Si elle projette l’impossible, elle aurait adoré interviewer Nabokov, qui a eu une grande influence dans sa vie. Yourcenar aussi, Nelligan, Duras, « bien sûr ». Et en réponse à une question posée précédemment, elle déclare tout à coup : « Si j’avais à être un livre, je pense que je serais une nouvelle de Tchekhov, tiens, un peu tragique! », lance-t-elle dans un beau rire qui se partage entre ludisme et gravité.

    Photo : © Jean Bernier

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