Jacques Poulin: Solarium blues

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Tout commence dans un solarium pour Jacques Poulin; celui, à l'étage du magasin-général de son père à Saint-Gédéon-de-Beauce, où il découvrit le plaisir de la lecture avec des premiers «Signe de piste». Ce solarium était étroit et long, il avait 13 fenêtres donnant au sud; la lumière l'envahissait. Assis, Poulin posait ses pieds sur la tablette installée sous les fenêtres, mais il y avait peu de livres sur les rayons aux deux bouts de cette galerie. Parmi eux se trouvaient l'Encyclopédie Groslier, des magazines Historia, Life et National Geographic («mon père était très curieux de géographie, de ce qui se passe dans le monde»), des recueils de récits, Andersen, les Grimm, Perrault : «Les contes qui ont passé à travers le temps, qui étaient pour moi une sorte d'éclairage», me disait-il l'été dernier dans le solarium d'un chalet de l'île d'Orléans (celui de La Traduction est une histoire d'amour). «Le seul roman que possédait mon père était La Madone des sleepings de Maurice Dekobra… Un peu d'érotisme caché dans un tiroir…», ajoute Poulin.

Les «Signe de piste», c’est plus important que l’on croit: ces aventures ont orienté tant de lecteurs dans l’acte de lire, de s’investir dans une lecture. Pour Jacques Poulin, qu’un oncle chanoine au séminaire de Nicolet fournissait en titres de cette collection «pour nourrir [son] intelligence d’enfant et parce qu’il n’y avait pas de filles dans ces univers…», ce fut le premier contact avec le livre, l’objet : «J’aimais cela à la folie», déclare-t-il; il cite d’un sourire amusé Le Prince Éric, «son vieux château aux oubliettes où un scout est oublié», Les Fantômes de la chapelle Pol («Signe de piste» de 1946 signé Raymond Baux) où l’histoire se déroulait «près de la mer…». Et les dessins, les illustrations, «toujours des garçons maigres, aux figures osseuses…».

Mais le vrai, le grand choc littéraire, Poulin l’accuse alors qu’il a déjà fait son entrée en littérature, après avoir écrit Mon cheval pour un royaume en 1967; c’est à la lecture de L’Attrape-cœur de J. D. Salinger qu’il comprend que «le narrateur, c’est un point de vue qui conditionne tout un livre». Il travaillait sur Jimmy: «Ça ne marchait pas, et le ton du roman de Salinger m’a permis de trouver celui de Jimmy; je n’avais pas suivi de cours de roman, j’allais d’essais en erreurs…».

Après Salinger, Poulin lira abondamment les Américains. Libraire, il pousserait à la vente les Hemingway, Steinbeck, Carver, Jim Harrison. Chez Hemingway, alors qu’il préfère le nouvelliste au romancier (il cite Le Champion, La Grande Rivière au cœur double), il a surtout trouvé un maître d’écriture, lisant ses interviews, ses entretiens, surtout le Papa Hemingway de A. E. Hotchner où l’écrivain évoque son travail: «Ça m’a donné des trucs que j’utilise tous les jours, par exemple le fait de laisser une phrase en suspens quand tu t’arrêtes. Cette phrase te relance le lendemain, tu en connais les mots, mais tu ne les écris pas…».

«Trouver les mots exacts», voilà ce que veut Poulin: «Quand tu écris, c’est l’honnêteté absolue, tu n’as pas le droit de tricher, il faut que tu ne parles que des choses que tu connais, par exemple Steinbeck; en lisant Le Poney rouge, écrit pour les enfants, on sent qu’il connaît tout du monde des chevaux. Chez Raymond Carver, c’est la simplicité même de l’écriture, tu ne peux pas enlever un seul mot.» Et c’est pour cet art de l’économie que le romancier de Chat sauvage s’est entiché des romans du Français Hubert Mingarelli où, à l’inverse de la plupart des écrivains, l’auteur ne se laisse pas entraîner par les mots; il les mesure, les soupèse, les raréfie. Sur le divan du solarium, le dernier Mingarelli, Marcher sur la rivière: Poulin le prend dans ses mains, on sent l’admiration qu’il porte à cette œuvre dont il lit chaque jour des passages. Mingarelli le rend humble: «Il n’a pas peur, comme moi, de répéter les mêmes mots, et ça forme une musique, je ne suis pas capable d’arriver à ça.».

Au rayon de la littérature québécoise, le libraire Poulin (il en a créé, des libraires, dans La Tournée d’automne, dans Les Yeux bleus de Mistassini) distinguerait les livres d’Yvon Rivard; c’est de lui qu’il m’a parlé lorsque je lui ai demandé ce qu’il aimait lire chez ses concitoyens. De Rivard, il admire «la qualité de l’écriture, allant vers le classique, cette élégance, et il n’y a pas de changements de niveaux de langue comme chez Michel Tremblay». On devine qu’il n’aime pas la plume du Tremblay romancier. Avec Ducharme, dont les premiers romans l’ont «ébloui», il avoue: «le charme est rompu, j’ai de la misère à comprendre ses derniers romans, j’ai pu lire dix fois certaines phrases, je ne les comprends pas». D’Aquin, il laisse tomber: «Tu te sens minable devant l’incipit de Prochain épisode, si magistral.»

D’Anne Hébert la discrète, il souligne «l’orgie de violence contenue dans ses livres» et de Marie-Claire Blais la sauvage, il me dit l’aimer, elle, avoir envie de la serrer dans ses bras, mais il ajoute : «Je ne suis pas capable de la lire, il n’y a pas de place pour respirer, c’est du gâteau trop riche, trop noir; pour moi, la vie n’est pas noire, elle est grise… »

Ce qui répugne le lecteur Poulin, c’est le lyrisme, la surenchère du sentiment. À Céline, il tire son chapeau, mais il n’y est pas revenu. Tout chez Poulin consiste à dépouiller la phrase. Critique de son œuvre, il dit que Vieux chagrin est son travail le plus dépouillé, et je le sens au bord de la crise de confiance : «J’ai dépouillé, puis je reviens à une écriture plus élaborée, plus classique, j’ai commencé à chercher de l’élégance, je ne suis pas sûr d’être sur la bonne pente, je n’ai plus la même sobriété qu’autrefois.»

Ses lectures actuelles? «Je lis en rapport avec ce que j’écris », répond-il, et il ajoute que son prochain roman (le douzième en 40 ans: il a 70 ans) portera sur la place du français en Amérique : «Ça se passe maintenant, mais il me faut lire l’histoire du Canada. »

Sur une table, dans le solarium, Ensemble c’est tout d’Anna Gavalda. L’objet a l’air incongru : «Une amie me l’a offert. Les livres à la mode, je ne suis pas porté à les lire. Un livre qui plaît à plusieurs ne peut pas avoir de style. La coïncidence est rare.»

Bibliographie :
L’Attrape-cœur, J. D. Salinger, Pocket jeunesse, coll. Jeunes adultes, 258 p., 9,50$
Nouvelles complètes, Ernest Hemingway, Gallimard, coll. Quarto, 1232 p., 57$
Papa Hemingway, Aaron Edward Hotchner, Éditions Calmann-Lévy, 380 p., 39,95$
Le Poney rouge, John Steinbeck, Gallimard jeunesse, coll. Folio junior,
132 p., 11,50$
Marcher sur la rivière, Hubert Mingarelli, Seuil, coll. Cadre rouge,
252 p., 25,95$
Les Silences du corbeau, Yvon Rivard, Boréal, coll. Boréal compact, 268 p., 15,95$
Le Milieu du jour, Yvon Rivard, Boréal, coll. Boréal compact, 334 p., 15,95$
Le Siècle de Jeanne, Yvon Rivard, Boréal, 408 p., 27,95$
Prochain épisode, Hubert Aquin, BQ, 300 p., 11,95$

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