Il n’est plus à présenter et cet homme de lettres ne se résume sûrement pas qu’en chiffres, mais mentionnons tout de même, puisque cela force l’admiration, que l’oeuvre de l’écrivain franco-belge Éric-Emmanuel Schmitt est traduite en 45 langues, que son théâtre est joué dans quelque 50 pays et qu’en 20 ans, il est devenu l’un des auteurs les plus lus et représentés au monde. Nous l’avons rencontré dans sa loge du Hilton lors de son dernier passage au Salon du livre de Québec pour parler… littérature.

Éric-Emmanuel Schmitt a d’abord cru qu’il n’aimait pas lire puisqu’avant de savoir le faire, Florence, sa sœur aînée, lui faisait la lecture. Il adorait ce moment où, alors qu’ils étaient encastrés l’un dans l’autre, la voix de la grande l’invitait avec tendresse à prendre part ensemble aux aventures auxquelles les récits de toutes sortes les conviaient. Un jour, alors qu’elle lui lisait Tintin et le lotus bleu, le petit frère rectifia un mot que la grande sœur avait mal lu. Elle s’aperçut donc qu’il savait lire et depuis, cessa net de le faire avec lui. Attristé de la disparition de ce temps de partage privilégié, le petit Schmitt bouda tout livre qu’on lui proposa par la suite. C’est quelques années plus tard qu’il renouera avec l’objet. « J’ai 8 ans, mes parents déménagent, je perds tous mes camarades — vous voyez, tout est lié à l’affect —, je me retrouve dans une grande maison isolée au milieu de la campagne, et je m’ennuie. Et là, l’acte salvateur : je descends dans la bibliothèque de mon père, je tire un gros volume que je trouvais très beau, Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas, et je me mets à lire. » C’en était fait. Il retrouve désormais tous les amis qu’il avait perdus dans la vraie vie et découvre ainsi un remède à sa solitude, le plus beau qui soit selon Schmitt puisqu’il nous ouvre au monde et à ses possibles.

Il rencontre sur son chemin des philosophes qui seront déterminants. « La philosophie m’a protégé d’une hyperémotivité. J’étais extrêmement sensible et vous savez, parfois, les émotions, ça vous submerge ; à la fois ça vous constitue, à la fois ça vous détruit, et j’étais facilement accablé par des émotions qui me traversaient. Je me suis dit : “Je ne peux pas passer ma vie comme ça.” J’ai eu cette idée que si je me construisais intellectuellement et spirituellement, j’arriverais mieux à résister à tout ça. Et donc, je me suis fait une colonne vertébrale grâce à la philosophie. » Selon Schmitt, il ne s’agit pas tant de suggérer des titres précis dans le domaine, puisque ce qui résonne pour quelqu’un demeure très personnel. Il est plutôt d’avis que ce qu’il faut recommander, c’est de philosopher, verbe qui se pratique en fréquentant plusieurs livres, en côtoyant les contradictions, en prenant la mesure de la pensée des uns et des autres et en embrassant cette diversité pour se frayer un chemin de compréhension. « Faire de la philosophie, ce n’est pas emprunter une voie unique, c’est apprendre à marcher. »

L’amour : état des lieux
« Je suis très partisan de la phrase d’Aristote qui dit : “Si tu ne m’aimes plus, c’est que tu ne m’as jamais aimé.” Moi, dans ma vie, les gens que j’ai aimés, je n’ai jamais cessé de les aimer. L’amour a pris d’autres formes, mais je n’ai jamais cessé de les aimer. » Des romans qui s’ingénient à pressentir la mécanique du sentiment amoureux — car on ne peut que prétendre s’en approcher —, il y en a plusieurs. Mais selon Schmitt, le plus magistral est sans doute Les liaisons dangereuses de Laclos. « Là, il y a absolument toutes les manières d’aimer. » Il préconise aussi Aurélien d’Aragon qui montre comment Bérénice est si éprise d’absolu qu’elle passera à côté du grand amour de sa vie. « L’échec de cet amour est une belle leçon qui peut nous servir. Parce que pour moi, vous savez, les livres ne doivent pas qu’être admirables, ils doivent être utiles. »

L’auteure qui lui apporte un ressourcement constant est sans contredit Colette. Dans quasi chacune des pièces de ses maisons, il y a une édition quelconque de l’auteure, « pour être sûr d’en avoir une sous la main. C’est une auteure sans jugement, qui a le sens de l’émerveillement et de la beauté du monde, c’est un champ de joie, Colette ». Pour entrer en état méditatif, c’est surtout la musique qui tient ce rôle dans la vie de Schmitt. Mais il y a bien quelques auteurs, nommons Dostoïevski, Proust et Balzac, « des géants qui ont failli me dissuader d’écrire » tant leur maîtrise du verbe réussit à évoquer l’âme humaine à la perfection, si tant est qu’elle existe. Enfin, ne trouvant pas de livre approprié pour apaiser le deuil de sa mère perdue il y a un an, Schmitt a entrepris de l’écrire. « On écrit toujours les livres qui nous manquent. »

Depuis qu’il est croyant, il ne cache pas son amour pour les poètes mystiques, toutes époques et allégeances confondues. Le Persan Rûmî le remplit particulièrement de lumière. Il a aussi passé beaucoup de temps avec Diderot auquel il a consacré une thèse, et qu’il aime avant tout parce qu’il sait se remettre en question. À propos de sa foi, « contractée » lors d’une nuit dans le désert et dont il raconte la révélation dans La nuit de feu, il dira qu’elle est « un appel à l’humilité, car quand je ne comprends pas, je dois m’accuser moi de ne pas comprendre et non pas accuser le monde d’être absurde. Je fais crédit à la vie ».

Topographie d’un lecteur attentif
Quand il s’agit de se prononcer sur des livres à garder près de soi, Schmitt parle de continents. « Quand le livre d’un auteur me plaît, j’enchaîne sur toute son œuvre », ce qui se rapproche de sa fidélité dans l’amour évoquée plus haut. Il s’intéresse davantage à l’auteur qu’il considère comme un continent et non pas au village qu’est le livre. Il y a d’abord le continent Proust. « Bien sûr, les 100 premières pages sont difficiles parce qu’il faut s’habituer à la longueur des phrases, à un texte qui progresse par analyse et non par action. Mais une fois qu’on a pris le rythme proustien, le cadeau est énorme. » Il y a ensuite le continent Balzac, et pour donner le goût de s’en approcher parce que ses milliers de pages peuvent effrayer, il conseille La maison du chat qui pelote, où il est question du mystère de l’amour, un autre continent en soi.

Il éprouve une vive passion pour Maupassant, et là, il recommande Pierre et Jean, l’histoire de deux frères et d’une famille où les secrets bien gardés remontent un jour à la surface. Puis le continent Romain Gary, sublime, dont on foule le sol pour la première fois avec La promesse de l’aube ou La vie devant soi.

Le livre qu’il a le plus offert au cours des années est Angel de l’Anglaise Elizabeth Taylor (pas l’actrice). « Tout le monde ne l’aime pas, certains finissent par me le balancer en pleine figure », s’empresse de préciser Schmitt, mais lui, il la trouve très forte pour toute la gamme d’émotions contradictoires qu’elle réussit à faire naître chez le lecteur par son héroïne.

Comme les meilleures fins s’agrémentent souvent d’une question et que de toute façon Schmitt les préfère de beaucoup aux réponses, posons celle-ci : lire apporterait-il un surplus d’humanité ? En écoutant Éric-Emmanuel Schmitt nous parler de sa bibliothèque, nous serions tentés d’y croire.


Photo : © Pascal Ito

Publicité